jeudi 18 octobre 2012
Sur le terrain
posté à 14h57, par
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Un véritable cartel - du crime ou de l’énergie, cela revient ici au même. Représentants de multinationales, hommes d’affaires véreux, politiciens corrompus, sicaires divers, tous résolus à faire aboutir le méga-projet de « couloir éolien de l’Isthme » - lequel prévoit notamment l’implantation de 132 aérogénérateurs près du petit village de San Dionisio. Les populations locales ne l’entendent pas de cette oreille.
Ça se passe dans l’Isthme de Tehuantepec, au sud du Mexique. Plus précisément : à San Dionisio del Mar, petite communauté de pêcheurs ikoots aux abords de la lagune supérieure. La passe de Pueblo Viejo communique avec la lagune inférieure, laquelle débouche sur l’Océan Pacifique par un étroit goulet. Entre les deux lagunes, la barre sablonneuse de Santa Teresa relie l’île montagneuse de Pueblo Viejo au continent. Ce système lagunaire constitue le territoire de pêche ancestral de plusieurs communautés ikoots et zapotèques : outre San Dionisio del Mar, Huamuxil, San Francisco del Mar, San Mateo del Mar et Santa Maria del Mar pour les premiers, Chicapa de Castro, Unión Hidalgo, Juchitan, Santa Maria Xadani et Alvaro Obregon pour les seconds.
San Dionisio se trouve au centre d’une vaste opération de guerre, d’abord connue sous le nom de Plan Puebla Panama puis de Plan Mesoamerica. L’objectif est de « rendre productifs » les territoires d’Amérique centrale... Une bataille décisive dans cette guerre est celle du « couloir éolien de l’Isthme », qui devrait constituer le plus grand parc éolien d’Amérique latine. D’ores et déjà, les moulins d’acier ont pris possession de milliers d’hectares autour des pueblos de La Venta et La Ventosa, à l’intérieur des terres. La plupart ont été installés par des compagnies espagnoles, mais cette vieille salope d’EDF est aussi sur le coup. Le gouvernement fédéral leur octroie des concessions à tour de bras, et se récupère des bons carbone. Mais en plusieurs endroits, la révolte gronde. Les comuneros de Unión Hidalgo bloquent les chantiers tout en menant une guérilla juridique. S’ils n’arrivent pas à endiguer l’avancée de l’armée éolienne, ils réussissent à lui infliger quand même quelques défaites. De leur côté, les stratèges qui planifient l’invasion veulent avancer leurs pions en installant toute une ligne d’aérogénérateurs sur la barre Santa Teresa - en pleine zone de pêche et sur le territoire de San Dionisio. La compagnie espagnole PRENEAL est sur le coup depuis 2004, se ramassant au passage un prêt de 75 millions de dollars octroyé par la Banque Interaméricaine du Développement. Elle dispose d’un contrat signé avec FEMSA (Coca-Cola et la chaîne de drugstores Oxxo) et une filiale de Heineken, la Moctezuma, censés recevoir durant 20 ans l’électricité produite par le parc éolien de Santa Teresa.
L’opération a d’ores et déjà réussi à détruire l’équilibre écologique d’une partie des terres agricoles istmeñas. Tout le système d’écoulement des eaux qui, des parties hautes de l’Isthme irriguait les champs et finissait par alimenter les lagunes, a été détruit par ce véritable barrage de béton que constituent au sol des dizaines de rangées d’éoliennes. Certains champs sont à présent asséchés, tandis que d’autres se retrouvent inondés. En outre, à la saison des pluies d’énormes flaques d’huile descendent des parcs par les ruisseaux en direction de la lagune supérieure… Le champ magnétique dégagé par ces centaines d’aérogénérateurs a fait baisser de moitié la reproduction du bétail, et les habitants de La Venta doivent dormir avec les oreilles bouchées à cause de l’incessant vacarme éolien. Les arbres disparaissent par centaines, et avec eux les animaux. Les oiseaux meurent par milliers. Voilà qui laisse peu d’espoir pour la vie dans les lagunes, quand les éoliennes arriveront là-bas...
- Le parc éolien de l’isthme de Tehuantepec.
San Dionisio en janvier 2011. Première visite, pour accompagner un ami zapotèque venu en voisin. De vieilles connaissances à voir à l’occasion de la nouvelle année. Caldo de poisson, crevettes et bières bien fraîches, hospitalité sans manières et chaleureuse. Mais que la discussion approche la question du projet éolien, et ses interlocuteurs se referment tous comme une huitre. À tel point qu’il est impossible de deviner qui est favorable au projet et qui est contre. Cette ambiance plombée semble une illustration de la « dictature parfaite »2. Peu de temps avant, une commission de contre-information sur les conséquences des parcs éoliens a été chassée manu militari par le président municipal et sa clique. Ici, le PRI contrôle et décide...
L’assemblée de comuneros, disent les gens en ce jour de janvier 2011, avait de toute façon voté en faveur du projet, les jeux étaient faits. En réalité, après que deux assemblées l’aient successivement refusé, le président municipal en avait convoqué une troisième où n’étaient invités, cette fois, qu’une centaine de comuneros, sur le millier que compte San Dionisio. Une centaine qui, d’une manière ou d’une autre, avaient un jour ou l’autre reçu une faveur du président municipal, Miguel Lopez Castellanos, et qui décidèrent ainsi du destin de San Dionisio : les autres se retrouvèrent devant le fait accompli. Les documents, dûment signés par une centaine de vendus, étaient déjà partis... PRENEAL, qui pouvait aligner désormais tous les papiers administratifs requis, revendit le projet et les 1 643 hectares de terrain contractés à Mareña Renovables, empocha sa plus-value et partit ravager d’autres horizons. Si vous la voyez un jour arriver du côté de chez vous, préparez-vous au pire... Quant à Mareña Renovables, que du beau linge : la Corporation japonaise Mitsubishi, le fonds d’infrastructures Macquarie Mexico, filiale de la banque australienne Macquarie, et le fonds de pension néerlandais PGGM, les trois à part à peu près égales.
- Le village de pêche de San Dionisio.
Et en face de cette sainte alliance mondiale, Pueblo Viejo... agence municipale de San Dionisio, un village de quatre-vingts personnes vivant de la pêche. Impossible d’y accéder autrement qu’en barque. Le bout du monde ikoots. Pas de voitures, et pas de connexion téléphonique. Un endroit où l’on vivait en paix, jusque là. Seuls bruissent les vagues et les arbres, agités par l’interminable vent istmeño. Et l’intensité encore intacte de la vie organique, palpable tout autour. Durant l’été 2011, les habitants de Pueblo Viejo, informés par les gens de La Venta et de Unión Hidalgo, finissent par se révolter contre le projet et annoncent qu’ils ne laisseront rien passer. L’assemblée des comuneros de San Dionisio, cette fois réunie au grand complet, les rejoint. La centaine de vendus préfère regarder ailleurs... Mais le 29 janvier 2012, le président municipal signe le changement d’usage des sols sur la barre Santa Teresa sans consulter personne : d’un trait de plume qui a dû lui rapporter gros, il transforme le « terrain agricole » en « terrain industriel ». Corruption bien ordinaire dans une municipalité régie par les partis politiques. Ce qui est extraordinaire, c’est que cette fois les gens se soient ressaisis et aient réagi. Quelques heures plus tard, Miguel Lopez Castellanos est chassé du palais municipal par une petite insurrection, échappant de peu au lynchage.
Retour à San Dionisio en avril 2012. Le palais municipal est fermé par de lourdes chaînes, les deux camionnettes de la police municipale immobilisées, les pneus crevés. Une banderole accrochée à la façade du palais municipal traite Miguel Lopez Castellanos de vendu, de chien et de rat, une autre affirme le rejet catégorique du projet éolien…. Des gens montent la garde. Les langues se délient, racontent les mensonges et les manipulations sordides auxquels s’est livrée sans retenue la clique PRIiste pour leur faire avaler le projet. Le soir, les amis de Unión Hidalgo projettent sur la façade du palais municipal des films documentaires sur les ravages des parcs éoliens. Des centaines de gens sont là, en famille, qui suivent avec la plus grande attention.
Mais tout cela laisse pourtant l’impression que les choses n’ont été faites qu’à moitié... Un ami évoque le cas exemplaire de Cheran, communauté indigène du Michoacan qui s’est déclarée en « usos y costumbres »4 après avoir chassé le président municipal et les partis politiques, et qui a constitué une milice communale armée pour protéger son territoire. Les gens de San Dionisio écoutent sans commentaire.
À l’évidence, la partie n’est pas gagnée. La clique PRIiste, qui n’a pas digéré sa défaite, continue son travail de sape, faisant du porte-à-porte et distribuant des pourboires pour acheter le consentement de certains habitants de Pueblo Viejo. Des années d’intimidation violente ont laissé des traces, et beaucoup de gens pourtant hostiles au projet éolien continuent d’observer une prudente réserve. Le président municipal déchu est toujours considéré par le gouverneur d’Oaxaca comme seul représentant légitime de San Dionisio, et continue de recevoir à ce titre l’argent de l’État en plus de celui que lui verse Mareña Renovables ; vu les profits en jeu, ça ne doit pas être de la menue monnaie. De leur côté, les opposants ne se sont pas enhardis jusqu’à proclamer une nouvelle municipalité régie par « usos y costumbres », ni à former une milice communale armée capable de défendre le territoire. Quand l’épreuve de force va se produire, ils ne seront pas en position avantageuse. San Dionisio se trouve au centre d’un conflit concernant toutes les communautés vivant autour des lagunes. Si celles-ci maintiennent la mobilisation qu’elles se sont engagées à assurer, les travaux pourront difficilement commencer. Mais si la communauté de San Dionisio se retrouve livrée à elle-même, l’affaire est entendue et la barre de Santa Teresa ne va pas tarder à disparaître sous le béton et l’acier.
L’installation des compagnies éoliennes dans l’Isthme a entraîné de violentes divisions à l’intérieur des communautés ; elles ne s’éteindront pas de sitôt. Car pour s’installer et vaincre les réticences, les compagnies arrosent. D’abord les présidents municipaux et les présidents de biens communaux, ceux qui peuvent user et abuser de leur signature - les comuneros peuvent ensuite protester qu’ils n’ont été ni informés ni consultés, le représentant de l’entreprise a son papier en poche, qui lui confère tous les droits. Les présidents en question distribuent à leur tour et achètent le consentement des uns, pour les opposer aux autres. L’étape finale consiste à recruter parmi leurs affiliés pour constituer des équipes de petites frappes chargées de surveiller les chantiers, comme c’est le cas à La Venta et à Unión Hidalgo.
Les partis introduisent la logique de l’argent dans les communautés à la fois en banalisant les lieux communs sur le « progrès », l’ « emploi », le « développement », et en agissant comme intermédiaires entre les gens et les entreprises multinationales. Le PRI, bien sûr, mais aussi les partis de gauche6... C’est là que la question des modes d’élection s’avère décisive. San Dionisio obéit au régime des élections selon les partis politiques tandis que San Mateo del Mar, entre la lagune inférieure et le Pacifique, obéit au régime des élections selon les « usos y costumbres ». À San Mateo, tout le monde rejette le projet éolien et les autorités, soumises à une forte pression de l’assemblée, n’ont rien signé. D’autant que si la barre Santa Teresa fait administrativement partie de San Dionisio, elle fait également partie de San Mateo en tant que territoire indigène puisque les ikoots y ont leurs lieux sacrés. Les pêcheurs zapotèques aussi se rendent sur la barre pour réaliser des rituels, et la montagne qui surplombe Pueblo Viejo est parsemée de grottes où les uns comme les autres se livrent à des cérémonies invoquant les forces du vent et de l’eau.
La première marche des pêcheurs istmeños contre le projet éolien a rassemblé un millier de personnes le 5 mai dernier dans les rues de Juchitan. Les pêcheurs zapotèques de la 7º Section ouvraient la marche avec la bandière de la Vela de la Santa Cruz, suivis de leurs homologues des autres communautés, les deux ethnies confondues dans le même refus7.
Depuis, les comuneros de San Dionisio et de San Mateo ont fait dégager à plusieurs reprises les techniciens venus poser des repères sur la barre et la surveillance ne faiblit pas autour de la lagune. Ceux d’Alvaro Obregon, petite communauté de pêcheurs zapotèques qui contrôle l’entrée de la barre par voie de terre, ont alerté à plusieurs reprises les ikoots de mouvements suspects. Les 13 et 14 septembre, une rencontre anti-éolien réunit à San Dionisio plusieurs centaines de personnes venues de différents endroits de l’Isthme. Quelques jours après, les opposants bloquent la voie d’accès à la passe de Pueblo Viejo. La clique PRIiste réagit le 6 octobre en organisant une marche d’intimidation dans San Dionisio : des menaces de mort sont ostensiblement prononcées contre des opposants connus. Mais quand cette équipe de bras cassés s’approche du palais municipal, le piquet de surveillance la reçoit à coups de pierres, comme l’on fait avec une meute de chiens errants quand ceux-ci montrent les dents. Le palais municipal restera donc fermé. Quelques jours après, c’est le président régional de la Centrale des Travailleurs Mexicains9, syndicat-maison PRIiste, qui organise une rencontre avec Mareña Renovables à l’issue de laquelle il annonce publiquement que le projet éolien sur la barre Santa Teresa va se faire, « même si pour cela le sang doit couler »...
En réponse, le 10 octobre, une caravane de soutien part de la proche Unión Hidalgo pour aller soutenir les opposants et leur livrer une dizaine de tonnes de vivres, collectés par la Convencion nacional contra la imposicion de Oaxaca. Mais voilà qu’à quelques kilomètres de San Dionisio, une soixantaine de personnes munies de bâtons et de machettes bloquent l’accès. Certains portent le T.shirt rouge de la campagne électorale à l’effigie de Peña Nieto. En face, nous sommes environ cent cinquante, mais il a été décidé d’un commun accord de ne pas aller au contact. Après un moment d’observation de part et d’autres, et quand il apparaît clairement qu’eux non plus ne vont pas chercher le contact, quelques-uns d’entre nous s’approchent. Le délégué régional de la sécurité publique est là, quelques flics rangés sur le côté semblent s’ennuyer ferme, leurs fusils mitrailleurs sur les bras. La composition de l’équipe adverse en dit long. D’abord une vingtaine de jeunes gars travaillant pour une entreprise de travaux publics appartenant à un PRIiste de Unión Hidalgo, et qui assure actuellement la réfection de la route à l’entrée de San Dionisio. Le patron est là. Il a dû leur payer la journée, et arroser : la plupart ont l’air chargés, à la bière ou à la cocaïne... Pour eux, c’est Byzance : au lieu de marner dix heures sous le soleil avec pic et pelle, ils sont là à brailler en se dandinant dans tous les sens. Certains rigolent... Aussi bien, si nous avions amené avec nous quelques cartons de bière fraîche, ils passaient de notre bord... Après, il y a le groupe des PRIistes de San Dionisio, une trentaine de personnes, ceux qui ont été chassés du palais municipal le 29 janvier. Eux défendent leurs prébendes et n’ont pas du tout envie de rigoler ; leur patron, l’ex-secrétaire de la municipalité, se livre à des harangues sans fin contre ceux « qui ont usurpé le pouvoir à San Dionisio ». Et puis, nous diront plus tard des compas de Juchitan, il y a aussi quelques éléments d’une famille juchitèque connue. Pistoleros de père en fils. Un des anciens a été abattu en 1990 après avoir assassiné plusieurs militants d’extrême-gauche istmeños pour le compte du PRI... Ils ont participé aux Caravanes de la Mort en 200610. Et ceux-là ne se déplacent pas sans un fer...
En voilà assez pour esquisser le scenario de ce qui va suivre. Des pauvres mecs recrutés à la journée pour grossir la troupe, des militants patentés du PRI et, pour faire la différence parce que quelques dizaines de bras cassés ne suffisent pas à faire une troupe d’assaut, quelques tueurs à gages, contractés et assurés de l’impunité - il y a eu des centaines d’assassinats politiques dans l’État d’Oaxaca, et à ce jour aucun sicaire n’a jamais été condamné... Et quand cette force se sera heurtée aux indigènes rebelles, qu’il y aura eu des blessés et peut-être des morts, la police d’État, ou peut-être la Policia Federal, pourront intervenir sous prétexte de s’interposer entre les belligérants. En réalité, il s’agira simplement de remplacer des troupes irrégulières par des troupes régulières : comme en 2006 à Oaxaca où aux Caravanes de la Mort ont succédé les troupes de choc de la Policia Federal11...
Voilà comment « la energia limpia » s’impose dans le monde. Lors des dernières élections à la Chambre des députés, le candidat du PRI dans l’Isthme, Samuel Gurrion, propriétaire d’une chaîne de magasins vendant du matériel de construction, avançait comme second point de son programme électoral le développement de l’industrie éolienne dans l’Isthme. Indépendamment du fait qu’un entrepreneur comme Gurrion ne puisse concevoir la réalité qu’en terme d’investissements et de profits financiers, il est clair que les projets éoliens offrent aux élus PRI de l’Isthme une occasion inattendue de renforcer leur pouvoir. Sans négliger les enveloppes distribuées par les compagnies éoliennes à tous ces gens pour qu’ils amènent les comuneros à céder – au besoin en recourant à la violence, comme lorsque la palmeraie de Union Hidalgo, tierra de uso común que les comuneros avaient réussi à soustraire à la convoitise des compagnies éoliennes, fut délibérément incendiée, à deux reprises, la dernière en avril 2012 : quand leur palmar ne sera plus qu’un terrain calciné, ces fortes têtes céderont enfin…
Le 25 septembre dernier - alors même que les pêcheurs de San Dionisio bloquaient la route aux engins de chantier - se tenait à Oaxaca le Second Forum des Énergies Renouvelables, présidé par le gouverneur Gabino Cué. Devant un parterre d’experts venus de tous les continents, Jonathan David Arzac, dirigeant du fond australien Macquarie, déclarait que Mareña Renovables « effectivement n’a pas réussi dans la communication avec les indigènes ikoots » – dans le langage de la domination où le sens des mots se trouve toujours inversé, on appelle « communication » les pires formes de manipulation. Et dans la grande tradition de l’idéologie libérale où l’intérêt privé de chacun finirait par faire le bonheur de tous, ce businessman ajoutait qu’il s’agissait là d’un « projet extraordinaire de grand bénéfice, où il n’y aura pas de perdant mais où tous seront gagnants ».
Ce catéchisme qui tourne en boucle depuis l’époque d’Adam Smith n’aura aucun mal à convaincre ceux qui se sont déjà détachés de leur monde, et que les opposants à l’éolien qualifient non sans raison de traîtres - l’utilitarisme sordide de la logique marchande autorise toutes les trahisons. Mais les autres, au-delà de tous les dommages particuliers que ne manquerait pas d’occasionner un parc éolien sur la barre Santa Teresa, n’arriveront jamais à accepter la perspective de voir leur territoire écrasé par ces moulins de 80 mètres de haut. À ce stade, la question n’est même plus de savoir si les éoliennes sont ou non compatibles avec les activités traditionnelles des indigènes istmeños ; fondamentalement, elles ne le sont pas. L’industrie éolienne peut tolérer celles-ci à la marge, dans les espaces résiduels entre deux rangées de moulins. Mais ce rapport à la terre, à la lagune, au vent qui fait l’essence d’un monde aurait disparu. En perdant le contrôle de leur territoire, les istmeños perdraient ce qui constitue leur être commun.
Les compagnies éoliennes s’avancent en prétendant occuper seulement une partie du territoire. Mais une fois dans la place, et munies des autorisations administratives et des contrats, leur emprise territoriale se veut totale. Cela s’est passé ainsi à La Venta, et cela se passerait de même à San Dionisio. Des bribes d’informations glanées ça et là incitent ainsi à penser qu’une fois installés les 132 aérogénérateurs sur la barre, il s’agirait d’en installer d’autres entre l’île de Pueblo Viejo et le rocher Tileme, autre site sacré au large de la barre : cette fois, les moulins seraient directement plantés dans le fond de la lagune, les pieds dans l’eau. Les projets éoliens font ainsi leur chemin : au départ, PRENEAL avait parlé d’une quarantaine d’aérogénérateurs, qui se sont ensuite multipliés par trois... et après la barre Santa Teresa, la lagune... De même PRENEAL s’était alors abstenue d’évoquer la construction de deux sous-stations électriques, de plusieurs voies d’accès et de cinq môles en béton qui feraient disparaître des zones entières de mangroves où les espèces aquatiques viennent se reproduire.
Les décideurs laissent entendre que de toutes façons les territoires istmeños constituaient une sorte de terre vierge, inhabitée. Ainsi le directeur de la Compagnie Fédérale d’Électricité déclarait, lors de l’inauguration d’un nouveau parc éolien en mars 2012 : « L’Isthme passe d’un paysage stérile à une forêt d’énergie », faisant disparaitre en une phrase des milliers de petits éleveurs, d’agriculteurs et de pêcheurs. Le gouverneur d’Oaxaca ne faisait pas autre chose, déclarant récemment qu’on pouvait bien installer des éoliennes sur la barre Santa Teresa puisqu’il n’y pousse que des salicornes – là où les pêcheurs istmeños ont leurs lieux sacrés !
« La pêche est une forme de vie non seulement pour nous autres les ikoots mais aussi pour un grand nombre de communautés zapotèques et si on nous enlève notre source de vie, on nous enlève la vie », déclarait l’un des opposants de San Dionisio. Il ne parle pas de « source de revenus », il parle bien de « source de vie » et de « forme de vie ». Pour les indigènes de l’Isthme, le mégaprojet éolien attaque un monde. Isaul Celaya, habitant de Pueblo Viejo, parle là d’un rapport à la terre, à l’eau, à l’air qui ne se réduit pas à l’exploitation utilitariste mais qui a quelque chose de sacré. La nature comme simple objet de la connaissance, telle que la conçoit le monde occidental avec ses scientifiques et ses investisseurs, n’a pour les indigènes aucune réalité. Ce qui est réel, c’est ce dialogue de tous les jours avec les forces de la vie organique13. Le monde est habité. Voilà qui vaut la peine de se battre « hasta las ultimas… » comme ils l’ont dit lors de la marche du 5 mai dernier.
Le mouvement uniforme des hélices qui remplit désormais l’horizon du côté de La Venta est l’expression d’un autre monde ; dans ce mouvement se confondent l’espace et le temps du capital. Un autre monde qui vient s’imposer et que nul ne pourra habiter. Si rien ne ressemble autant à un parc éolien qu’un autre parc éolien, leur multiplication depuis des années, d’un continent à l’autre, indique le devenir de ce qui fut jadis la campagne : le paysage banalisé composé par ces alignements d’aérogénérateurs étend l’emprise de la métropole capitaliste jusque dans les régions que leur isolement avait jusqu’ici préservé. Le regard devra s’accoutumer à ne plus rencontrer à l’horizon que des tubes et des hélices d’acier.
Mais la résistance des indigènes de l’Isthme indique que les jeux ne sont pas encore faits. Et que, d’un continent à l’autre, nous avons les mêmes ennemis.
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Plus sur le sujet : Entretien avec Bettina Cruz Velasquez, indigène zapotèque en guerre contre les multinationales de l’éolien : « Ils sont en train de nous briser en morceaux » : à lire ICI.
1 Photo empruntée ICI. Que son auteur, qui n’a pas été consulté, en soit remercié.
2 L’expression est de l’écrivain péruvien Varga Llosa, pour une fois intelligent, qui déclara à la télévision mexicaine en 1990 : « Le Mexique est la dictature parfaite. La dictature parfaite n’est pas le communisme. Ce n’est pas l’URSS. Ni Fidel Castro. La dictature parfaite, c’est le Mexique ... qui est la dictature camouflée .... Elle a les caracteristiques de la dictature : la permanence, non d’un homme,mais bien d’un parti. Et d’un parti qui est inamovible. .... C’est tellement une dictature que toutes les dictatures latinoamericaines depuis mon adolescence ont essayé de créer quelque chose d’équivalent au PRI. » Varga Llosa, qui devait séjourner plus longuement dans le pays, fut prié de quitter celui-ci le lendemain matin... Ce que Llosa ne devait probablement pas savoir, c’est la manière dont le PRI arrive à exercer un contrôle capillaire, irriguant le pays tout entier à travers des mécanismes de distribution qui ont corrompu une grande partie de la société mexicaine, y faisant disparaître tout sens éthique. Ainsi, acheter des opposants, et même des révolutionnaires déclarés, est une vieille tactique de gouvernement au Mexique, faute de quoi on les fait assassiner : « Plomo u plata. » Les partis concurrents suivent exactement la même logique, et il suffit de parcourir des États gouvernés par le PRD, comme Chiapas ou Guerrero pour voir que cette combinaison de corruption, de violence et de démagogie constitue une matrice commune à toute la classe politique.
4 Le système de « usos y costumbres », spécifique à l’État d’Oaxaca, fut mis en place en 1995, afin de couper court à une contagion de la rébellion zapatiste apparue dans l’État voisin du Chiapas. Il permet à une communauté indigène de se régir selon les usages traditionnels, ce qui exclut les partis politiques et les campagnes électorales. Les autorités municipales et communales sont désignées par l’assemblée, en fonction du mérite reconnu aux personnes, et, en principe, les charges sont bénévoles. Pratiquement, ce système, s’il fonctionne assez bien dans certaines communautés de la Sierra Norte, souffre de diverses attaques, et notamment des partis qui cherchent à s’infiltrer en plaçant discrètement des hommes à eux lesquels, une fois élus, imposent une toute autre vision du monde, notamment en rétribuant les charges et en acceptant de vendre le territoire commun à des entreprises. Ce qui porte certains camarades à parler plutôt de « abusos y costumbres ». Le système est actuellement en cours de modification, et devrait aboutir à une « Ley Indigena » : mais les communautés indigènes n’ont pas été consultées... Dans le cas de Cheran, communauté purepécha du Michoacan, le fait de se déclarer l’an dernier en « usos y costumbres », dans un État où ce système n’est pas reconnu, a constitué un acte de rébellion politique, de pair avec l’autodéfense armée. Les habitants de Cheran, mobilisés contre la déforestation systématique de leur territoire opérée avec la complicité des politiciens locaux, ont définitivement rejeté les partis.
6 Ainsi a-t-on vu le délégué régional de MORENA, le mouvement de Manuel Lopez Obrador, malheureux candidat de gauche aux élections présidentielles, se mêler dans un premier temps aux rebelles de San Dionisio, localité dont il est originaire, participer à la marche du 5 mai, puis trahir du jour au lendemain en s’associant au groupe PRIiste : ce petit monsieur est à présent l’un des plus ardents propagandiste du projet éolien...
7 La Vela est un type de fête traditionnelle particulièrement exubérante, dans tout l’Isthme. Celle des pêcheurs de la 7º Section de Juchitan est l’une des plus importantes. La confrérie de la Vela de la Santa Cruz fonctionne comme la mayordomia de cette fête, et chaque année, son président change.
9 La CTM est un syndicat comme il y en avait dans l’Espagne franquiste ou en Union Soviétique : entièrement contrôlé par le PRI, c’est en fait une coquille vide. Mais ses dirigeants, à qui les compagnies éoliennes ont confié la tache de recruter de la main d’œuvre locale, peuvent se permettre d’annoncer tranquillement un bain de sang devant les médias, et cela au nom de l’ « emploi » !
10 Durant l’été 2006, alors que la plèbe oaxaqueña insurgée a mis le gouvernement en fuite, des équipes de tueurs en convois motorisés sillonnent à plusieurs reprises, à la nuit tombée, les boulevards extérieurs, ouvrant le feu sur les barricades et laissant plusieurs morts sur le carreau.
11 L’évidente complicité de la police avec ces groupes de choc est encore apparue ce 10 octobre, après que la caravane ait finalement rebroussé chemin. Une camionnette retournant sur Juchitan dans la soirée, avec à bord une dizaine de jeunes juchitèques, a été interceptée par les même flics présents sur le barrage, afin de relever leurs identités. « Alors vous êtes de Juchitan ?! Il y a eu pas mal d’enlèvements, ces derniers temps à Juchitan... » Avertissement sans frais...
13 Pour ne parler que des ikoots, leur système de croyance est basé sur une perception aiguë du milieu naturel dans lequel ils évoluent. De même que leurs techniques de pêche reposent sur un calcul subtil, rapportant l’état de la lagune aux mouvements de la Lune et au régime des vents, qui permet d’effectuer de bonnes journées de pêche, les ikoots suivent un calendrier de rituels soigneusement réglé, destinés notamment à conjurer la puissance du vent du Nord, qui souffle d’octobre à janvier (période qui est aussi la meilleure pour la pêche). La période sèche, qui voit une baisse de l’activité, est marquée par une augmentation des activités cérémonielles comme la danse du serpent, traditionnellement exécutée en février, puis les invocations à la pluie en avril-mai (les gens de San Mateo disent qu’ils invoquent la divinité de la pluie pour tous les êtres vivants, afin qu’elle envoie de l’eau pour les êtres humains et les animaux, de l’herbe pour le bétail, des insectes pour les oiseaux...). La mer, que ce soit la lagune ou l’Océan, est considérée comme un lieu sacré auquel il faut également rendre hommage par des offrandes appropriées.