vendredi 27 avril 2012
Sur le terrain
posté à 15h17, par
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Il y a toujours des pisse-froid pour cracher dans la soupe et critiquer l’opulence clinquante de nos sociétés contemporaines. Certains vont même jusqu’à accuser la publicité, mamelle du bienfaisant capitalisme, de polluer notre espace visuel et mental. Parmi ces monstres, un collectif passait récemment (début avril) en jugement pour contre-propagande : les Déboulonneurs. Récit.
La « publiphobie » est une « maladie » encore trop répandue qui consiste à détester la publicité. Un « publiphobe » c’est un monsieur qui voit rouge sous l’influence des messages publicitaires.
En fait, si le « publiphobe » n’aime pas la publicité, c’est qu’il n’a pas encore compris qu’il pouvait s’en servir. Car la publicité, en vous informant de mieux en mieux, vous permet de mieux acheter… donc de mieux vivre. Aujourd’hui, plus que jamais, ne soyez pas un « publiphobe » qui s’ignore.
N’achetez pas n’importe quoi n’importe comment. Faites confiance à la publicité. Vous avez tout à y gagner.
(« Êtes-vous un publiphobe qui s’ignore ? », texte d’une réclame de l’IPEAC – Institut pour la Promotion Économique par l’Action Commerciale – datant de 19701).
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Depuis 2005, un collectif sévit dans les rues de Lille, Tours, Lyon ou Paris : les Déboulonneurs. De dangereux personnages qui se déplacent en meute armés de bombes de peinture et de gros marqueurs. Ils agressent les affiches et autres écrans publicitaires sous prétexte qu’ils empiètent sur leurs imaginaires pendant leurs déambulations urbaines. Pire : fiers de ces barbouillages, il ont même tendance à prévenir la police juste avant par communiqué de presse. Étrange masochisme...
Une fois prévenue, la maréchaussée débarque en force, en coffre quelques-uns, et propose généralement une solution à l’amiable, du type « Tu rembourses les dégâts à l’afficheur et on oublie tout ». Peine perdue : ces dégénérés poussent souvent le vice jusqu’à choisir de se faire attaquer en justice. Car c’est devant le tribunal qu’ils peuvent le mieux porter leurs idées en place publique. Et il arrive que leurs arguments portent. En avril 2010 un juge parisien a ainsi considéré que s’attaquer à ces panneaux relevait de la liberté d’expression sur un média dédié à la communication ; avec relaxe des prévenus à la clé. Cette première faisant plutôt désordre, le ministère public a fait appel du jugement. Un nouveau procès attendu de pied ferme par les membres de ce collectif.
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En ce début d’après-midi d’avril au tribunal correctionnel de Paris, une dizaine de dossiers doivent être étudiés avant celui du collectif. L’attente est longue. Le pandore qui contrôle l’entrée de la chambre vient chuchoter à l’oreille de l’un des prévenus qui commence à s’assoupir : « Si c’est pour dormir, vous pouvez sortir. » La juge qui pique du nez pendant que sa collègue annone un casier judiciaire impressionnant échappe pour sa part au sermon...
Quand j’ai commencé à m’intéresser aux Déboulonneurs, je les imaginais comme un groupe d’as du bricolage démontant réellement les panneaux illégaux à la nuit tombée, tels des justiciers masqués. Las : il est apparemment difficile de défendre de telles actions devant la justice. Si certains motivés ne s’embarrassent pas de précautions, ce type de démarche plus « radicale » reste à la marge. Tout comme les opérations de détournement du type de celles menées par le Front de libération des panneaux d’affichage.
L’activité des Déboulonneurs se concentre donc essentiellement sur les actions de barbouillage et sur les meilleurs moyens de les prolonger en portant le débat devant la justice. En se frottant aux salles d’audiences, l’idée est de toucher un cercle plus large que celui des militants. Avec l’espoir de susciter un vrai débat public, alors même que les enquêtes d’opinion réalisées pour le compte des publicitaires témoignent d’une nette progression de la publiphobie2.
Le collectif se concentre essentiellement sur les panneaux d’affichage qui, par leur taille et leur omniprésence, bafouent la liberté de réception. Il est possible d’éteindre sa radio, sa télé, de ne lire que des journaux sans publicité, de fuir les cinémas qui font de la réclame en première partie, les films qui font du placement de produit... On peut même limiter la casse sur internet3, mais il est nettement plus difficile d’y échapper dans l’environnement urbain, à moins de fermer les yeux et de s’exposer à quelques mésaventures.
Les procès permettent d’interpeller sur le sujet en privilégiant des techniques de désobéissance civile non violente. Un mode d’action qui a fait ses preuves avec les faucheurs volontaires d’OGM, mais qui expose à quelques abus, comme le prouvent les poursuites engagées pour « refus de donner ses empreintes génétiques4 ». Les risques juridiques sont plus importants et les frais d’avocats multipliés.
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Quand l’audience débouche enfin sur l’affaire médiatique du jour, les Déboulonneurs sont invités à prendre la parole tour à tour. Certains évoquent l’impact physique et mental de la publicité. Insistent sur son rôle dans l’épidémie d’obésité5, l’addiction au jeu, à l’alcool ; mais aussi dans la surcharge cognitive, l’angoisse, le stress, ou encore l’enfermement mental.
D’autres abordent la question du contrôle des passants et dénoncent les écrans numériques qui pullulent dans le métro (1 200 à ce jour à Paris, chacun consommant autant d’électricité que trois foyers moyens), en attendant d’être généralisés en surface6. Dotés de capteurs permettant de comptabiliser les badauds, ces derniers permettent aussi de vérifier si lesdits quidams regardent bien ce qu’ils sont censés regarder, tout en étant déjà capables de deviner leur âge et leur sexe, en attendant mieux... Ces dispositifs ont suscité une vive polémique lors de leur installation et la société Métrobus, qui gère ces affichages, assure qu’ils ont été désactivés. Pour l’instant…
Les sociétés qui travaillent sur le sujet (« Quividi », ou encore « Majority Report » dont le nom annonce clairement la couleur7) parlent d’affiner l’identification et de permettre de suivre les déambulations des cibles potentielles, en croisant reconnaissance faciale et pistage par ondes Bluetooth. Cerise sur le Télécran8, on évoque déjà la possibilité d’y ajouter des publicités sonores9.
Autre point central du débat sur la publicité : les visions du monde étriquées et réductrices que colporte allègrement l’industrie publicitaire. Faut-il rappeler, comme le font inlassablement les prévenus, le sexisme, la violence et l’hyperconsommation véhiculés par la publicité ?10
Guillaume Dumas, chercheur en neuroscience, témoigne ensuite à la barre pour rappeler les dégâts énormes causés par la publicité ainsi que son influence néfaste pour l’apprentissage de l’esprit critique aux enfants. Mais il n’a pas le temps de détailler les implications d’un neuromarketing qui ne se contente plus de stimuler les instincts basiques de notre cerveau reptilien au détriment de la réflexion. Dommage : il y a beaucoup à dire sur le sujet, notamment sur ces progrès de l’imagerie médicale appliquée à l’étude du cerveau qui permettent d’envisager d’aller plus loin encore. On se désolera avec lui du dévoiement de ce champ scientifique qui pourrait nous aider à nous émanciper au lieu de faciliter le contrôle des masses.
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Quand le procureur reprend la parole, il pose – une fois n’est pas coutume – une bonne question, déjà mise sur le tapis par un certain Vladimir Ilitch Oulianov en son temps : « Que faire ? ».
Agir en concertation avec les élus comme les associations « Paysages de France » et « Résistance à l’Agression Publicitaire » s’y sont essayées ? Peu concluant : le fiasco du Grenelle de l’environnement a conduit ceux qui se faisaient encore des illusions à s’en affranchir. La principale conséquence du Grenelle en matière d’affichage publicitaire ? Les préfets n’auront même plus à s’asseoir sur la loi - selon les coutumes en vigueur dans la profession - puisque la nouvelle mouture autorise désormais quasiment tout. On notera quelques nouveautés réjouissantes, avec des largesses sur les bâches géantes, ainsi que sur les écrans numériques (qui pourront faire jusqu’à 50 m2 aux abords des aéroports...). Le nouveau texte permet même de réintroduire des panneaux publicitaires dans les parcs nationaux. Chouette.
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Comme pour le nucléaire11, les concertations sur le sujet sont de pures mascarades. Elles cherchent surtout à faire oublier qu’au moment de signer le décret, le stylo est tenu fermement par ces messieurs de J.C. Decaux. Combat inégal, avec quelques centaines de militants face à des multinationales et à leurs bataillons d’avocats.
L’éventualité d’une alternance en mai risque moyennement de changer la donne... La proximité entre le Parti Socialiste et Euro RSCG12 laisse clairement envisager une poursuite de la bonne entente avec les lobbies publicitaires quel que soit le résultat de l’élection. L’équipe aux commandes de la Mairie de Paris ne s’est pas particulièrement distinguée en la matière, en mettant huit ans pour accoucher d’un nouveau Règlement Local13 plutôt clément avec les annonceurs. Et le vent ne semble pas prêt de tourner. Le Canard enchaîné révèle ainsi dans son édition du 25 avril que l’Assemblée Nationale vient de voter en catimini le 22 mai un amendement permettant de repousser à 2017 l’application des quelques mesures positives du Grenelle en la matière.
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Le procureur finit par trouver ce qu’il faut faire. Sa solution ? Préconiser une amende de 200 euros pour les deux qui se sont fait pincer (six autres militants actifs ce jour-là voulaient aussi se faire embarquer par solidarité, mais il n’y avait plus de place au commissariat. Les deux embarqués ont donc été choisis au hasard.). Il rejette ensuite l’état de nécessité. Pour lui, il n’y aurait pas de danger imminent, malgré le matraquage incessant et omniprésent. Et la réponse serait disproportionnée, le préjudice étant évalué à 171,90 euros pour l’afficheur.
Le délibéré sera connu le 26 juin. Avec un peu de chance, cela passera presque inaperçu, quelque part entre Roland Garros et le Tour de France.
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Un peu plus tard au supermarché. Une gamine haute comme trois pommes implore : « Maman, maman, c’est nouveau, c’est nouveau, t’as vu maman, c’est nouveau ! », tout en tendant à sa RdA - ou « Responsable des Achats », comme on dit chez Médiamétrie - un mignon paquet de gâteau merveilleusement adapté à ses petites menottes.
La même scène se répète un peu plus loin avec une autre de ces cibles privilégiées des publicitaires, à la fois média et victime. Sa mère tente vainement de lui expliquer que l’on est au rayon « animaux domestiques » et que ces objets aux couleurs chatoyantes ne sont pas faits pour elle...
1 Source ICI. Une petite vidéo concoctée par les mêmes amoureux de la poésie est à voir ICI.
2 Source ICI. 81% des sondés jugent les publicités envahissantes. Il y aurait 37% de publiphobes, 13% de publiphiles, et 50% de la population réduite à une saine neutralité....
3 Notamment avec Adblock Plus.
4 Pour le Fnaeg, Fichier national des empreintes génétiques, initialement prévu pour ficher les personnes impliquées dans des infractions à caractère sexuel, peu à peu étendu à toutes sortes de délits, dont la dégradation de biens. Un refus peut se solder en théorie par un an d’emprisonnement doublé d’une amende de 15 000 euros.
5 Qui se souvient des beaux discours de Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, et qui promettait la fin des publicités grasses et sucrées au moment des programmes pour enfants ? Avec les suites habituelles...
6 Un abribus doté d’écrans numériques trône ainsi fièrement place de la Bastille, à Paris, depuis peu.
7 En référence, notamment, à la nouvelle de Philip K. Dick : « Minority Report »...
8 Objet fictif inventé par Orwell dans son roman 1984 , mais de moins en moins fictif ces derniers temps...
9 Notamment via des procédés détaillés par Juliette Volcler dans ce billet.
10 Pour une bonne synthèse de ces question, lire le très bon De la misère humaine en milieu publicitaire, signé par le Groupe Marcuse (éditions La Découverte). Article11 en parlait ICI.
Autre ouvrage sur la question, plus ciblé, publié récemment par les éditions l’Echappée : Contre les publicités sexistes, de Sophie Pietrucci, Chris Vientiane et Aude Vincent. Chaudement recommandé.
11 On pourra relever à ce sujet les 100 millions d’euros dépensés chaque année par EDF et Areva dans la publicité afin de s’assurer de la bienveillance des principaux organes de presse. Comme le relève Nicolas Lambert, la justification de ces publicités est assez hasardeuse, en l’absence d’uranium dans la grande distribution, et alors qu’il semble difficile de nous pousser à consommer encore plus d’électricité...
12 Filiale de Havas, contrôlée par Vincent Bolloré, et spécialisée dans la communication. Les stars d’Euro RSCG se sont illustrées - entre autres choses - dans la gestion de l’image de Dominique Strauss-Kahn.
13 On se reportera avec plaisir à cet édifiant entretien avec Stéphane Dottelonde, président de l’UPE (Union de la Publicité Extérieure) qui représente notamment les trois géants de l’affichage que sont JC Decaux, CBS et Clear Channel. A suivre dans le « buzz » du Figaro, concernant les négociations en cours au sujet de ce Règlement Local de la Publicité (RLP). Petit extrait savoureux, à la rhétorique implacable : « Parmi ces interdictions, celle qui consiste à interdire la publicité à moins de 50 mètres des écoles, nous préoccupe beaucoup. Il faut protéger les enfants, y compris de certains messages publicitaires ou de certains visuels. Mais là, dans la mesure où l’on protège les écoles indépendamment du quartier où elles se trouvent et de leur intérêt architectural ou patrimonial, on vise le contrôle de la diffusion de certains messages vis-à-vis de certains publics. On entre ici dans une mécanique qui, en matière de liberté d’expression, nous semble périlleuse pour l’avenir ».