Dans l’univers du flamenco, Le Sacromonte est un mythe. C’est dans ce quartier gitan de Grenade qu’auraient été forgées certaines des plus belles pages musicales de cette culture. Promenade sentimentale andalouse, à la rencontre de ceux qui luttent pour préserver l’âme des lieux.
Cet article a été publié dans le numéro 16 d’Article11
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Le Sacromonte, quartier historique des Gitans et du flamenco, est constitué de cuevas, ces grottes qui font depuis longtemps office d’habitations troglodytes. Il y a cinquante ans vivaient ici près de 6 000 Gitans. Leur existence était rythmée par le flamenco, genre musical autant que mode de vie.
En 1963, suite à de fortes inondations, le régime franquiste décide de déloger les Gitans et de les éparpiller aux quatre coins de Grenade. Tous doivent s’en aller. Les remplacent progressivement des Japonais, des Allemands, des Français ou des Italiens qui achètent ces grottes, souvent à un prix dérisoire. Un peu perdues au milieu des ces « touristes », une douzaine de familles gitanes reviennent finalement s’installer dans le quartier.
Aujourd’hui, l’endroit a des allures de musée, joliment apprêté pour les touristes. Mais quelques personnages vibrent encore pour l’histoire du quartier et pour la perpétuation du flamenco. Eux voient toujours ce dernier comme un art et non comme un folklore à forte plus-value touristique. Entre passé, présent et avenir, ils racontent leur passion pour le Mont sacré (sagro monte).
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Habillé du dédale blanc de ses rues, le Sacromonte déploie son charme méditerranéen et son charisme chevaleresque. Il se dresse fièrement face au palais de l’Alhambra. En contrebas, la rue principale, camino del Sacromonte, serpente à flanc de colline. Chaque entrée de cueva semble aspirer le chaland dans un souffle d’air frais. Des petits chemins perpendiculaires, pavés à la pierre de rivière, escaladent la colline, la redessinent à leur guise, se bordant de colonies de pitas – ces plantes géantes tant chéries par Garcia Lorca. Sur la partie haute, dans la verea alta, les chemins ouvrent la voie à d’autres cuevas, délaissées ou en cours de réhabilitation. Certaines sont squattées par des immigrés ou des jeunes rêveurs en quête de science flamenca et de vie paisible à la hippie.
Curro
Plus on monte, moins il y a de touristes. Car le cœur historique du flamenco et les cuevas les plus connues se sont développés en bas, tout au long du mythique camino del Sacromonte. C’est dans un virage de ce chemin, au bord de la rivière Darro, que je trouve la cueva de Curro Albaicin, ouverte aux visiteurs quelques heures par jour. Curro n’a pas d’horaires fixes : il est là quand bon lui semble. Gentiment, il me guide dans les antres de sa cueva, dont les parois débordent de photos toutes centrées sur un même protagoniste : el flamenco puro.
Ces images retraçant l’histoire de cet art (depuis qu’on a pu l’immortaliser) sont aussi les siennes. Elles racontent sa destinée de petit Gitan blond aux yeux bleus, qui a vécu l’euphorie du Sacromonte puis la tragédie du délogement par les forces franquistes. « Comme mes aïeux, je suis né au Sacromonte, explique-t-il. Ma famille est aussi celle de la Golondrina, fameuse cantaora de flamenco. Avant 1963, nous vivions ici en bonne entente, malgré la pauvreté. On s’entraidait, unis dans les joies comme dans les peines. Et le flamenco était présent partout, on le respirait chaque jour. » Un soupir, une gorgée de tinto1. Le regard embrumé se lève vers le plafond : « En 1963, ils nous ont forcés à quitter notre quartier. Pendant trois ou quatre ans, nous avons vécu dans des baraques, des tentes, des abris provisoires, avec des rats et des cafards. Par la suite, ils ont construit des HLM pour nous loger, des bâtiments impersonnels et froids. Ils nous ont dispersés dans plusieurs quartiers, et c’est ainsi que nous avons perdu une grande part de notre mode de vie et des liens qui nous unissaient. »
- Habitants du Sacromonte dans les années 1960 - photographie de Tommy Olof Elder
Plus tard, sa famille revient poser ses valises au Sacromonte. Et Curro décide de veiller sur le quartier qui l’a vu naître. « Dans les années 1990, la municipalité de Grenade voulait détruire une partie des cuevas et construire un complexe hôtelier avec piscine, terrain de golf et vue sur l’Alhambra, se souvient-il. Nous l’en avons empêchée, menaçant de barrer l’accès des pelleteuses et de faire un ramdam pas possible auprès des média. Ça a marché. » Aujourd’hui le quartier est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Une protection toute relative, puisqu’elle contribue aussi à muséifier l’endroit : « Avec l’association de quartier, nous avons essayé de faire revenir quelques anciens locataires des cuevas, des familles de Gitans flamencos. Avec pour objectif de redonner vie au Sacromonte, de le faire vibrer à nouveau. Mais les autorités n’ont pas validé ce projet. » Si Curro évoque avec émotion les souvenirs d’avant 1963, il n’en oublie pas de vivre dans le présent, de défendre les derniers bastions préservés du Mont sacré. Pas question de baisser les bras, de se laisser grignoter. Curro n’est pas le seul à se méfier. Il m’envoie ainsi rendre visite à Kiki, « qui comme [lui] est un romantique, un amoureux du Sacromonte ».
Kiki & Heinke
La demeure d’Antonio Heredia, dit Kiki, se trouve à deux pas de la grotte de Curro. Pour l’atteindre, il suffit de suivre le chemin escarpé qui mène à un enchevêtrement de cuevas positionnées en surplomb les unes des autres. Installée sur un rocher et recouverte d’une magnifique treille de vigne, sa terrasse fait office de charmant préambule à la cueva, pratiquement la plus ancienne du quartier. Il fut un temps où elle abritait des zambras, ces célèbres spectacles de flamenco.
- Kiki et le portrait de sa grand-mère - photo Mihaela Trifa
Kiki parle peu, mais son regard d’enfant dévoile l’essence de cet être rêveur, ancien guitariste. Sa compagne allemande, Heinke, partage sa vie entre un emploi d’hôtesse de l’air et le Sacromonte. Elle prend des cours de flamenco avec le célèbre Manolete. Plus bavarde que Kiki, elle se lance vite dans une diatribe enflammée, déplorant le ballet des « cars de touristes qui visitent une ou deux cuevas commerciales en un temps record, ne s’aventurent pas dans le quartier et prennent le flamenco pour du folklore ». Puis elle enchaîne en évoquant cet art si complexe, aux ramifications infinies. Son souhait : que les gens qui visitent Grenade prennent le temps de découvrir le quartier dans ses moindres recoins et ne se contentent pas des panoramas pour touristes où les flashes aveugleraient même le soleil.
Je quitte Heinke et Kiki, l’âme poétique. Ils m’ont touchée. Elle, l’Allemande incisive et bavarde, prête à défendre son quartier d’adoption. Lui, le Gitan romantique, rêveur et iconoclaste. À rebours des stéréotypes, il sort ainsi avec une paya (gadji2). Ils ne sont pas mariés, ils ont deux décennies d’écart, ils sont beaux.
Le soleil se couche, noyant le Mont sacré dans ses voiles oranges. Je me promène, fantôme du présent parmi ceux du passé, effleurant ici une pierre qu’a peut-être touchée la Golondrina, là une feuille de pita que le vent caresse sans doute depuis des années.
Juan
Vers minuit, une poignée d’aficionados s’amasse devant la cueva La Buleria. Ils viennent écouter l’enfant terrible de la guitare : Juan Habichuela. 25 ans, peau mate et sourire ravageur, Juan est un prodige de la corde, parfait héritier d’un grand-père lui aussi légende du flamenco. Ce dernier lui a publiquement légué sa guitare, une manière d’officialiser sa succession. Humble et modeste, Juan joue avec et pour les gens, à l’aise, dit-il, lorsque « tous forment une grande famille musicale ». Au mur, un portrait de la belle grand-mère de Juan, une fleur à l’oreille. La peinture signée Camaron de la Isla côtoie d’autres saynètes dédiées – évidemment – au flamenco.
On parle, on se sourit, et il me demande si je danse. Je lui réponds que le chant est mon domaine de prédilection, mais que « je ne chante pas du flamenco, sinon du vieux traditionnel roumain ». « Tant mieux, la musique est universelle », me rétorque-t-il, m’encourageant à participer. Je me racle la gorge, émue. Quelques secondes passent, je ferme les yeux. C’est parti. La vieille malédiction d’amour de Maria Tănase3 résonne dans cette cueva habituée au flamenco. J’entends Juan entrecouper mon chant de quelques doux « olé », manière de dire que ça lui plaît.
- Juan Habichuela Nieto dans la cueva familiale La Buleria - photo Mihaela Trifa
À la fin, il applaudit et me pousse à chanter « una otra ». Puis il s’assoit à côté de moi, sa guitare en position. Je me lance. Une poignée de secondes lui suffisent pour capter le tempo et le rythme. Le morceau est à peine commencé qu’il m’accompagne de ses accords intemporels. Les quelques personnes présentes écoutent dans un silence monacal, avant d’applaudir ce duo transculturel. « J’aime le flamenco, mais par-dessus tout j’aime la musique », confie Juan. Il se dit inspiré par le Sacromonte, où chacun de ses pas s’inscrit dans l’histoire du flamenco. Lui n’a pas connu l’époque d’avant 1963 – un grand regret. Il aurait tant souhaité apporter sa contribution à ce beau laboratoire, cette joyeuse « cuisine du flamenco ».
Juan aime jouer n’importe où, n’importe quand, quelle que soit la scène, grande, petite ou purement absente. Ce virtuose guette les sentiments, la profondeur, la difficulté. Lui aussi en est persuadé : le flamenco est infini. Il porte, dit-il, l’illusion de la désillusion : « Au moment de jouer, on peut ressentir une grande peine. Celle de mener quelque chose à bout. Mais ce sentiment peut être aussi une immense joie. Désillusion et illusion, les deux se répondent. »
Il est deux heures du matin, la Buleria ferme, je pars rêver. La Lune de Garcia Lorca m’accompagne dans mes dérives psychogéographiques4. Je cherche cette euphorie grisante qui, j’en suis certaine, reste cachée au fond de chaque cueva – fantôme prêt à déguerpir.
Manoli & Manolete
Le lendemain, je rencontre Manoli, qui vit avec ses parents derrière le chemin du Sacromonte. Lui donne des cours de guitare à des étrangers désireux de « choper » la technique gitane. Il m’emmène en balade. De la cathédrale San Miguel Alto, point le plus élevé de Grenade, on emprunte de petits chemins de broussaille où les cuevas sont clairsemées, jusqu’à arriver en haut du Sacromonte, troué comme un gruyère géant par les grottes blanches. Une fois sur la rive du Darro, on s’enfonce dans la pampa. Un petit pont nous emmène de l’autre côté, au pied du mont qui abrite l’Alhambra. On grimpe encore, par des chemins qui zigzaguent. Nous voilà en haut. Sous nos yeux, le plus beau quartier du monde : le Sacromonte, tache blanche renvoyant le soleil en pleine rétine. Manoli se fait pensif : « On s’aventurait déjà ici enfants, après des baignades dans le Darro. À l’époque, le Sacromonte avait de la grâce, c’était féerique. Une vraie école de flamenco à ciel ouvert. Mais après 1963, il a fallu partir, et ce sont des Anglais, des Français, des Allemands ou des Japonais qui ont racheté les cuevas. Comment les en blâmer ? Ce coin est magique. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une poignée à perpétuer le vrai flamenco, ça ne suffit pas. Il faut pourtant absolument qu’il continue à vivre au Sacromonte : c’est ici qu’il est né ! » Manoli est triste, il oscille entre résignation et combativité. Ses élans pour préserver le Sacromonte et le flamenco sont entrecoupés de paroles et de gestes de lassitude. En le quittant, j’ai un goût amer.
- Manolete danse - photo Mihaela Trifa
J’arrive, pensées mitigées, à l’École internationale de flamenco, sur les hauteurs du quartier. Le directeur n’est autre que le grand Manolete, danseur légendaire de flamenco. Il m’accueille sur le parvis, avec un mélange de froideur, de distinction et de profondeur. Ma venue ne pouvait mieux tomber : il a un cours magistral à donner dans la grande salle de l’école. La vue est magnifique, les vitres immenses donnant sur un panorama exceptionnel : le palais de l’Alhambra. Les quelques élèves présents accueillent Manolete avec enthousiasme. Leurs silhouettes se mettent en mouvement, tandis que le guitariste entame son rythme. Rapidement, Manolete donne des directives, joignant le geste à la parole. Il esquisse les pas avec passion, cigarette au bec. La soixantaine bien passée, ce petit bonhomme a l’allure d’un Indien sioux. Il dégage à la fois l’élégance d’un danseur classique et la fougue d’un autodidacte façonné par une vie entière dédiée au flamenco. Il ne décortique pas ce qu’il fait, mais le transmet en l’exécutant de manière passionnée et passionnelle. Manolete crée un halo d’inspiration autour de sa personne et ses élèves boivent avidement sa « science ». Ce que je vois est unique : des moments de grâce, où chaque protagoniste est habité par la soif de recevoir, de donner, de transcender.
Le cours fini, direction la cueva de Kiki. À peine arrivée, j’avale deux chupitos de whisky. Manolete sourit en évoquant l’avant 1963 : « Les femmes se mettaient des fleurs sur la tête, ou tout simplement des herbes, des brins de romarin, ce qu’elles trouvaient. Elles utilisaient des pommes de terre pour amidonner leurs robes, une technique rodée pour qu’un sonore clac-clac-clac accompagne les pas de flamenco. » Ce « clac-clac-clac » prend toute sa puissance, tout son sens, lorsque Manolete le prononce, en l’accompagnant de pas de danse. Regard espiègle et plein de fantaisie, il m’explique qu’une des spécificités du flamenco granadino tient à cette façon de faire retentir le sol de la cueva avec un mouvement de pieds. Le sol en terre et l’acoustique bien particulière des grottes donnent en effet un écho et une ampleur uniques à chaque pas. Il explique : « On s’est rendu compte qu’en tapant dessus, cela faisait un son magnifique. Mais ce geste répété nous causait des douleurs, si bien qu’on enfilait trois paires de chaussettes, bourrées dans les chaussures. Sauf que les chaussettes amortissaient la puissance du son.... Pour ne pas perdre cette force-là, on s’est donc résolu à revenir à une seule paire de chaussettes, à nos risques et périls. »
Manolete insiste sur le côté « sauvage » et « rapide » du flamenco du Sacromonte. Unique en son genre. D’après lui, ce style a fait école : « Les meilleurs danseurs et guitaristes en sont issus - pour les plus récents, citons la dynastie des Habichuela, dont les membres sont et resteront uniques. » Il s’insurge également contre la folklorisation du flamenco. Selon lui, elle aurait commencé sous Franco, qui voulait tirer profit de toutes les spécificités culturelles de l’Espagne, en les noyant dans une identité nationale édulcorée. Pour cet homme virtuose, qui s’est rendu vingt-six fois au Japon afin d’y former les meilleurs danseurs de flamenco, ses élèves sont des Gitans, sans prétention identitaire aucune. En perpétuant cet art, ils sont de facto membres de la communauté.
D’une minceur digne d’un danseur étoile, sa canne à la main, ses pieds serrés dans de fines chaussures à talonnettes, Manolete quitte la cueva de Kiki avec son élégance habituelle. Il s’éclipse littéralement, laissant derrière lui le sillage d’un parfum vivant. D’une présence qui marque à jamais.
- Chaussures de flamenco dans la cueva de Kiki - photo Mihaela Trifa
1 Vin rouge en espagnol.
2 Terme utilisé par les Gitans pour désigner une femme n’appartenant pas à leur communauté.
3 Maria Tănase est une chanteuse roumaine de musique populaire, morte en 1963.
4 La notion de psychogéographie, forgée par les situationnistes, renvoie à l’étude de l’influence du milieu géographique – au sens large – sur le comportement humain.