« Il y avait quelque chose de magique dans son jeu, il obtenait des sons si différents. Oh, c’était le plus grand. » Le géant du blues Muddy Waters n’avait pas le compliment facile ; pourtant, les louanges pleuvaient dès qu’il évoquait Little Walter. C’est que, comme ses contemporains, il était sous le charme du plus grand joueur d’harmonica de tous les temps. Un sorcier, pas moins.
1967, quelque part en Europe. Ils sont quatre sur scène, sérieux comme des papes, fringués comme des rois. Trois d’entre eux sont immobiles et glacés, cool as ice, tellement impassibles qu’ils foutent presque les jetons (oh, ce batteur, quel poseur...). Mais le petit dernier, au centre, n’est pas taillé dans le même bois : il a beau rester à sa place, plus ou moins affalé sur son ampli, lui dégage une impression de bougeotte éminemment contagieuse. L’harmonica à la bouche, il ondule, vibre, papillonne des paupières, bat la mesure du pied, puis du poignet, le corps agité de tics et de petits soubresauts du plus bel effet. Un cas typique de possession, sans esbroufe, ô combien plus convaincant que la nana dans L’Exorciste : quand il souffle dans son instrument, une force supérieure s’empare de lui, le transcende. Jusqu’à ses oreilles qui semblent s’agiter sous la force de sa musique. Ils sont quatre à jouer (dont le croustillant Hound Dog Taylor, le guitariste à sa droite), mais lui seul existe, plante ses banderilles sonores tel un matador du blues : le grand Little Walter.
Pour ce concert, Bukka White l’a précédé sur scène – c’est le Monsieur au pull chicos qui le dit : « C’était Bukka White, qui vous a donné sa version du blues du Sud. Et maintenant on va remonter vers le Nord, faire toute la route jusqu’à Chicago, Illinois. Je vous offre un gentleman qui porte le nom de Little Walter. » Le discret guitariste au fier chandail ne s’y trompe pas quand il insiste sur ce qui différencie les deux bluesmen, à savoir leur polarité géographique : Bukka White1 était un adepte du country blues le plus dépouillé, celui qui avait pris racine dans les territoires les plus isolés et mystérieux du Delta du Mississippi, au Sud du Sud des États-Unis. Little Walter, au contraire, fut parmi les premiers – avec Muddy Waters et Howlin’ Wolf - à électriser une musique née en terre rurale, à la tremper dans un milieu urbain sans pour autant la dénaturer, dès la fin des années 1940. Un prélude au rock’n’roll. Et une époque d’expérimentation tout azimut. Chicago était alors (dans les années 1940 et 1950) le centre du monde musical (et donc le centre du monde tout court). Ce qui explique pourquoi ils furent si nombreux à y rappliquer ventre à terre (Muddy, Wolf, Otis Spann, etc.)2.
Little Walter est né en 1930 et s’est taillé une réputation d’harmoniciste frappadingue à la vitesse du tatou au galop. À 17 ans, il jouait déjà dans le mythique groupe de Muddy Waters ; ce n’est pas rien. Ce dernier l’avait repéré alors qu’il jouait dans Maxwell Street, à Chicago, et avait été émerveillé par sa virtuosité – « Quand je l’ai rencontré, il ne buvait que du Pepsi Cola. Juste un enfant. Et je vais te dire, j’avais le meilleur joueur d’harmonica du milieu, mec3 ».
Muddy n’était pas le seul à frissonner devant le talent de Little Walter. Tous ceux qui l’ont approché du temps de son éphémère grandeur en sont restés babas. Les joueurs d’harmonica ne comprenaient pas comment il pouvait faire mugir son instrument de cette manière, avec une telle puissance, une telle science du beat. Les autres étaient subjugués par ses innovations en cascade (il fut notamment le premier à véritablement amplifier son harmonica pour enregistrer) et les sons étranges - entre corne de brume et gémissement plaintif - qu’il parvenait à tirer de son instrument. Même Howlin’ Wolf4 y alla de son épitaphe admirative « Il aurait pu être le plus grand. Je n’aime pas déballer sur quelqu’un, mais ce garçon aurait pu être au sommet du blues. Jeune, beau, les femmes venaient pour lui. Mais l’alcool et la drogue l’ont démoli. »
Yep, Little Walter était un mec bourré de fêlures. Il se battait tout le temps, picolait comme un sagouin et se révélait généralement ingérable en soirée. Il est en d’ailleurs mort : il partit grignoter les pissenlits par la racine assez tôt, en 1968, après une bagarre plutôt bénigne (les médecins estimèrent que les coups reçus avaient réveillé un traumatisme crânien antérieur). Mais dès qu’il avait un harmonica au bec, la magie l’empoignait et ne le lâchait plus. Il n’est qu’à entendre son « Boogie » (ci-dessus), son duo avec Koko Taylor ou bien, dans un registre plus léger, son grand tube « My Babe » (ci-dessous ; c’est également lui au chant), pour s’en convaincre.
Il est souvent question de magie noire ou de vaudou dans le blues : Robert Johnson et son fameux pacte avec le diable, Muddy Waters et son « Hoochie Coochie Man » (terme désignant une sorte de sorcier) ou bien Memphis Minnie et son « Hoodoo Lady blues » (entre mille exemples). Pour Little Walter, c’est différent : il n’a pas spécialement chanté la magie, mais ses contemporains voyaient en lui un être à part, béni des astres, s’entendant pour pointer une dimension surnaturelle dans son talent. Comme si la magie musicale qu’il déchaînait dépassait le simple entendement humain. As said Muddy Waters : « Il y avait quelque chose de magique dans son jeu... il obtenait des sons si différents. Oh, c’était le plus grand. » Lui n’a jamais revendiqué cette dimension (à l’inverse de Robert Johnson, par exemple), mais elle lui a collé aux basques et continue à le faire. D’ailleurs, moi-même, je ne suis pas loin d’y souscrire : ce son d’harmonica, c’est pas humain, non ? C’est plus que ça...
Et puisqu’on parle de magie et d’harmonica, il serait dommage, voire impensable, de ne pas évoquer celui qui a précédé Little Walter et fait figure de précurseur : Sonny Boy Williamson II, vieux de la vieille, bagout surpuissant. Lui aussi avait un jeu d’harmonica trempé dans le génie et était réputé pour son tempérament éthylo-fouteur de merde. Et, lui aussi, sur scène, déclenchait une avalanche de frissons quand il empoignait son harmonica. Bing, dans tes tripes :