La tomate a disparu. Elle était là, sous nos yeux, dans nos paniers, pimpante et goûtue. Et puis, plus rien, envolée. À sa place, de tristes ersatz, fades et bidouillés. Qu’est-il arrivé ?
Cette chronique, dernière d’une série de 9, a été publiée dans le numéro 19 d’Article11.
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1. La coalition No Patents on Seeds regroupe une douzaine d’associations européennes1. Leur obsession : empêcher les multinationales de breveter à tour de bras tout ce qui peut rester encore de gratuit et de libre de droit sur cette Terre, comme les plantes et les animaux.
Ladite coalition a récemment décroché l’une de ces petites victoires qu’emportent parfois à force de ténacité, de travail militant et de vigilance les associations qui tiennent courageusement tête aux multinationales vampires.
2. Récapitulons. En août 2013, la firme géante Monsanto dépose auprès de l’Office européen des brevets (OEB), l’autorité en la matière, le brevet EP1812575. Il concerne une tomate qui a la particularité de résister au champignon Brotrytis cinerea. Lequel est un vorace glouton s’attaquant indifféremment à toutes sortes de plantes, et pas seulement aux tomates. Tous les jardiniers vous le diront, la « pourriture grise » est depuis toujours l’ennemie jurée des fraises, des framboises, des petits pois, des haricots, mais aussi des roses, des pivoines et de la vigne2.
Brotrytis cinerea fait surtout des siennes en saison humide. On le combat en aérant les cultures, puis à coups de bouillie bordelaise (pour le bio), et de fongicides tels que les benzimidazoles et les dicarboximides – contre lesquels il a développé des résistances, c’est vous dire qu’on n’en a pas fini avec lui. D’où l’importance, pour les tomatiers, de disposer d’espèces qui résistent naturellement à ce champignon, espèces qu’ils peuvent faire évoluer par sélection, ou à partir desquelles ils peuvent créer de nouvelles variétés par croisement et hybridation.
3. Pour déposer EP1812575, Monsanto a utilisé des tomates provenant de la banque publique de gènes de Gatersleben (Allemagne), tomates déjà connues et répertoriées pour leur capacité à tenir tête à la « pourriture grise ». Comme l’explique No patents on Seeds, « Monsanto a publié un brevet formulé de façon à donner l’impression que des techniques de génie génétique avaient été utilisées pour produire lesdites tomates et pour répondre au critère ’’d’inventivité’’ ». Et hop ! Le tour de passe-passe aurait réussi si cette coalition d’associations3 n’avait en mai 2014 déposé devant l’OEB un recours contre la falsification. Résultat : en novembre 2014, l’instance révoquait officiellement le brevet.
4. Pour Guy Kastler, du Réseau semences paysannes, association française membre de No Patents on Seeds, cette histoire prouve non seulement que les breveteurs frénétiques se croient tout permis, mais elle montre également qu’ils procèdent désormais à des sélections in silico4. On connaît la sélection in situ – sur le terrain. La nouveauté, c’est qu’on s’en passe désormais fort bien, du terrain. L’ordinateur suffit. « Le séquençage du génome humain avait demandé trois années de travail à une armée de chercheurs et d’ordinateurs, rappelle Guy Kastler. Mais depuis 2007-2008, séquencer une plante entière est un jeu d’enfant, qui prend à peine quelques jours, vu les formidables puissances de calcul aujourd’hui disponibles. » Du coup, ceux qui cherchent à privatiser le vivant se frottent les mains : ils n’ont même plus besoin de vraies plantes pour mener leurs opérations, mais font bosser des statisticiens sur les génomes, afin de déposer des brevets à partir de ces séquences génétiques dématérialisées.
5. Voilà comment se fait la recherche d’aujourd’hui : devant un écran. Le séquençage de la tomate ayant été achevé en mai 20125, c’est en regardant défiler les séquences génétiques que nos chercheurs modernes comptent rebidouiller ses milliers de variétés afin d’ouvrir « de nouvelles perspectives pour l’amélioration des qualités nutritionnelles et sensorielles et pour accroître sa capacité de résistance aux insectes nuisibles, à la sécheresse et aux maladies »6. On s’en lèche à l’avance les babines.
6. Ailleurs, dans le même monde et pourtant sur une autre planète, vit et travaille Pascal Poot, fils d’agriculteur et agriculteur lui-même, portant bonnet, barbe et cheveux longs, comme tout droit sorti d’un love-in du San Francisco millésimé 1967. Depuis longtemps, Pascal Poot nourrit une idée fixe : « La plupart des plantes qu’on appelle aujourd’hui ’’mauvaises herbes’’ étaient des plantes que l’on mangeait au Moyen Âge, comme l’amarante et le chiendent… Je me suis toujours dit que si elles sont résistantes aujourd’hui, c’est justement parce que personne ne s’en est occupé pendant des générations et des générations. »7 Voilà une vingtaine d’années, il décide de planter des tomates sur un terrain aride et caillouteux, dans sa ferme des hauteurs de Lodève, et de les laisser pousser à leur guise, sans entretien, sans les arroser, sans s’en occuper : « Tout le monde pense que si on fait ça, les plantes meurent, mais ce n’est pas vrai. En fait, presque toutes survivent. »
La première année, il obtient des tomates ridiculement petites. Il en conserve les graines et les sème l’année d’après. Ça va déjà mieux : chaque plant donne 1 ou 2 kilos. Et les années suivantes, encore mieux. Au point que ses voisins, voyant qu’il obtient plus de tomates qu’eux, « et jamais de mildiou, en plus », viennent le voir, et que « les gens commencent à parler ». Jusqu’aux chercheurs qui font le déplacement pour étudier le phénomène. Ainsi du biologiste et généticien Bob Brac de la Perrière, qu’épatent les connaissances de Pascal Poot et l’originalité de sa méthode : « Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a une grande indépendance d’esprit. Il suit ses propres règles, et à ma connaissance personne ne fait comme lui. Il sélectionne ses semences dans un contexte de difficulté et de stress pour la plante, ce qui les rend extrêmement tolérantes, améliore leur qualité gustative, et fait qu’elles sont plus concentrées en nutriment. » Et pas besoin de les arroser, que ce soit d’eau ou de pesticides !
Pascal Poot approvisionne désormais plusieurs semenciers bio, notamment en Gregori Altaï, « une de mes meilleures variétés », laquelle est une variété pirate. Elle n’est en effet pas inscrite au catalogue officiel, « peut-être parce qu’elle n’est pas assez régulière pour eux »…
7. La morale de l’histoire, c’est qu’en matière tomatière, l’intelligence résiste encore du côté de l’agriculteur in situ, du moins chez celui qui a gardé empirisme, coup d’œil et coup de main. Et que la bêtise prolifère du côté du génie génétique/informatique, in silico.
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Coda. Merci à ce lecteur qui nous signale sur le site d’Article118 une vidéo où l’on voit Charles Trenet chanter en 1971 « Le revenant », filmé par Jean-Christophe Averty. Cette chanson gentillette contient un passage sublime, qui la sauve : « Puis il meurt d’apoplexie / Comme une vraie tomate farcie ». Amis de la tomate, quittons-nous sur ces vers touché par le génie, et allons cultiver notre jardin.
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Dans les épisodes précédents :
1/ La tomate de merde
2/ Le bourdon de la tomate
3 / La tomate, dernier cri
4/ Paint it black
5/ Glanons !
6/ In the pocket
7/ Monsieur Tomates
8/ Graal
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Illustration de vignette - détail de « Tomato and knife », de Richard Diebenkorn
1 Les pays concernés : Pays-bas, Allemagne, Suisse, Grande-Bretagne, Italie, Espagne, Norvège et France.
2 À qui elle offre en contrepartie de ses dégâts un joli cadeau, la possibilité d’élaborer des grands vins liquoreux comme le sauternes. On ne dit alors plus de cette pourriture qu’elle est grise, mais qu’elle est « noble ».
3 Ainsi que Bayer, entreprise concurrente.
4 Néologisme désignant une recherche ou un essai effectué au moyen de calculs ou modèles informatiques.
5 Par les scientifiques de l’Inra et leurs homologues du Tomato Genome Consortium.
6 Communiqué victorieux publié sur le site de l’Inra le 30 mai 2012.
7 Dans l’article « Tomates sans eau ni pesticide : cette méthode fascine les biologistes », publié par le site Rue89 le 4 mars 2015.
8 En commentaire de la chronique tomatière n°7, mise en ligne sur le site le 10 février 2015.