ARTICLE11
 
 

mardi 25 février 2014

Invités

posté à 17h55, par Jean-Luc Porquet
2 commentaires

Paint it black ! (Le cri de la tomate - n°4)

La tomate a disparu. Elle était là, sous nos yeux, dans nos paniers, pimpante et goûtue. Et puis plus rien, envolée. À sa place, de tristes ersatz, fades et bidouillés. Qu’est-il arrivé ?

Cette chronique a été publiée dans le numéro 14 de la version papier d’Article11

*

1. Vendredi 13 septembre de cette année, place de la Bourse, à Paris. Juste entre les locaux du Nouvel Observateur et ceux de l’AFP, se tient un petit marché hebdomadaire très chic, avec une demi-douzaine d’étals, pas plus. Sur celui du maraicher, un plateau de tomates avec cette inscription : « Noire de Crimée, 19,80 euros/kg ». On est chez les fous.

2. Comme son nom l’indique, la Noire de Crimée est noire, du moins très sombre, d’un admirable rouge-brun foncé. Relativement précoce, douce, juteuse, fruitée, peu acidulée, facile à cultiver car résistant bien à la sécheresse et d’une bonne productivité, elle est devenue en quelques années le symbole de la tomate « ancienne » authentique, pas trafiquée, pas hybridée. Sur les étals des maraîchers bio, dans les jardins des particuliers, lors des fêtes de la tomate qui ont lieu ici et là, elle est plébiscitée. Les producteurs de tomate de merde1 ont bien sûr repéré rapidement ce phénomène, et ont procédé de la même manière qu’avec la Cœur de bœuf, la Cornue des Andes, ou la Tomate ananas : ils ont demandé aux semenciers privés avec qui ils travaillent main dans la main de la bidouiller pour qu’elle s’adapte aux contraintes de la grande distribution. La société Saveol, qui produit des tomates industrielles en Bretagne, propose ainsi une prétendue Noire de Crimée parfaitement calibrée, et vendue par groupe de quatre dans une boite en plastique dont les formes arrondies moulent celles de la tomate, laquelle est ainsi transformée en créature cauchemardesque (on peut admirer la chose sur le site de l’entreprise).

3. - Vous voulez quelque chose, Monsieur ?, m’interpelle aimablement le vendeur de la place de la Bourse.
 × Pourquoi vos Noires de Crimée sont-elles si chères ?, dis-je avec un grand sourire destiné à montrer que la question relève d’une pure curiosité métaphysique dénuée de toute agressivité.
Le visage du marchand se ferme.
 × À Paris, vous n’en trouverez nulle part ailleurs.
 × J’en ai trouvé au marché des Batignolles la semaine dernière, des Noires de Crimée bios à 6,80 euros.
Je ne lui précise pas que ce tarif me parait lui aussi extravagant (mais il est dans la norme parisienne de la tomate bio en cette fin de saison). Le gars me tourne le dos en marmonnant. J’essaie de raccrocher les wagons :
 × Elles viennent d’où ?
 × De Bretagne.
 × Ce sont des Saveol ?
Il se referme comme une huître triploïde. Les emmerdeurs comme moi, du balai ! Sur son cageot, aucune étiquette n’indique la provenance des ses Noires de Crimée. Elles pourraient être signées Saveol, ou venir de Belgique, du Maroc, de n’importe où. Brusquement mon regard tombe sur le cageot d’à-côté, rempli de Tomates cerise. Le prix : 39,80 euros le kilo. Que fait la police ?

4. On se focalise sur la Noire de Crimée, mais il n’y a pas qu’elle, dans la vie des amateurs de tomates. Il suffit de feuilleter l’épais catalogue édité par l’association Kokopelli, et préfacé par l’agronome Jean-Pierre Berlan (mon exemplaire date de 2005, mais ils en pondent un chaque année). On y trouve pas moins de 469, si j’ai bien compté, espèces de tomates différentes : des rouges, des jaunes, des oranges, des violettes, des noires, des vertes, des blanches, des bigarrées, un festival de formes et de couleurs et de comportements et de goûts différents. On sait que ce sont les jardiniers, amateurs et professionnels, qui au cours des deux derniers siècles ont mis au point ces variétés sans aucune manipulation génétique, mais à force de soins, d’observation, de sélection, de croisements, d’échanges, de tâtonnements.
Les noires, une trentaine en tout, sont pour la plupart originaires de Russie, et portent bizarrement des noms anglais, la Black, la Black from Tula, la Black Prince (originaire d’Irkutsk en Sibérie), la Black Sea Man, la Black Star, la Russian Black. Bon, toutes ces appellations manquent un peu d’imagination, mais il y a aussi la Prune noire et la Southern Nights… D’autres viennent d’Australie, comme la Nyagus, ou des États-Unis comme la Black Zebra. L’une d’elles, la Cherokee Purple, aux fruits « très juteux », « est réputée pour avoir été transmise par la tribu des Cherokee ». La Paul Robeson, à la saveur « très douce et épicée », « porte ce nom en l’honneur du chanteur d’opéra qui plaida pour l’égalité des droits des Noirs » (!). Un court texte présente ainsi chaque variété, avec ses caractéristiques. Il y a là de quoi rêver longuement, exemple la Carbon : « C’est une des variétés de tomates les plus noires. Les fruits de 250-400 grammes sont aplatis et lisses et sont complètement résistants à l’éclatement. La chair est de couleur rouge-brun très foncé. La saveur est exceptionnellement riche et fruitée. Croissance indéterminée. 80 jours. » Pourquoi n’ai-je de ma vie jamais goûté de Carbon ? Où trouver des Carbon ? Des Purple calabash ? Des Black Zebra ? Pourquoi m’a-t-on fait croire qu’il n’existait au monde que les Noires de Crimée ?

5. Dans Un festin pour Tantale2, un livre écrit dans les années soixante-quinze, Bernard Charbonneau, alter ego de Jacques Ellul, nous invitait à partir de notre assiette pour porter un regard critique sur notre condition. Consacrant des pages magnifiques au goût, notion mystérieuse, à la fois très personnelle et très sociale, et très politique (sa conviction : « Qui ne sait pas choisir son poisson frais élira un gouvernement pourri » !), il dénonçait la « nulliture » mise au point par la science après-guerre : « Inspiré par l’État et les trusts de la chimie assimilable, l’INRA travailla à l’invention du blé, du poulet ou de la tomate décrétée rentable, c’est-à-dire celle dont le rendement est le plus élevé grâce à l’irrigation, aux engrais, aux désherbants et aux pesticides, et dont la forme et la couleur sont les plus séduisantes. » Exit le goût !
Charbonneau l’affirmait : « Le véritable amateur n’a pas besoin de faisan farci de foie gras truffé, il saura d’abord distinguer la qualité d’un pain, le parfum plus ou moins doux d’un oignon, et il sera impitoyable sur la fraîcheur des sardines grillées. » Soyons impitoyables sur le goût de la tomate…

6. Le chef Philippe Labbé a été désigné par le Gault et Millau comme « cuisinier de l’année 2013 ». Il tient le restaurant du Shangri-La, un palace parisien qui a ouvert ses portes voilà trois ans avenue d’Iéna. Le Monde3 lui consacre une pleine page élogieuse, où le lecteur apprend que Philippe Labbé adore les tomates au point d’avoir créé un menu dont tous les plats sont à base de tomates. Bien sûr, le cuisinier ultra-chic n’utilise pas les long life tout juste bonnes pour le bas peuple, mais des tomates noires… Le journaliste décrit avec émerveillement la façon dont il cuit au four une Black Zebra, deux heures durant, à 50 degrés, de façon à l’assécher complètement, puis comment, après l’avoir extraite du four toute fripée et striée de noir, « devant vous », il la « botoxe » au jus d’herbes « d’un coup de seringue argentée », « pour un contraste enchanteur entre arôme concentrés et tendre fraîcheur ». Le menu est à 240 euros. Un jour, ce monde s’écroulera.

(à suivre)

Dans les épisodes précédents :
1/ La tomate de merde
2/ Le bourdon de la tomate
3 / La tomate, dernier cri



1 Voir notre définition de « la tomate de merde » dans la première chronique de cette série, parue dans le numéro 11 d’A11.

2 Lequel vient d’être réédité au Sang de la terre, 192 p., 15,90 €.

3 Édition du 8 septembre 2013.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 26 février 2014 à 10h28, par Melissa Dubuis

    Merci pour votre article très intéressant sur les tomates à la con.
    J’ai moi même travaillé pour des primeurs rue de levis qui vendaient des cœurs de bœuf à 30 balles le kilo, et vous savez quoi ? les gens les achetaient quand même, et avec le sourire en plus !
    Je crois que ce fut un des boulots les plus étranges que j’ai fait.
    J’attend le prochain épisode de la vie surnaturelle des tomates...



  • mercredi 26 février 2014 à 17h41, par Simon

    Super !! Enfin un article « made in paris » sur ces extravagances tarifaires et fruitesques… On parle quand même de tomates à presque 20€ le kilo en plein mois de février… Je me pince… non, non… le cauchemar est bien réel…
    Moi je ne connais pas ce genre de tarifs même si les étals des marchés bio (bobo) du coin affichent tout de même des prix parfois affriolants… J’ai la chance d’avoir un bonhomme plutôt acharné juste à côté de chez moi qui se fait appeler « Le Tomatologue »… Alors si tu veux goûter un de ces quatre une « Carbon »… vient faire un tour à Montpellier au mois de juillet, je serais ravît de t’accompagner pour une dégustation !

    Simon
    www.goutsdusud.fr

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