samedi 22 octobre 2011
Sur le terrain
posté à 17h03, par
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C’était peut-être la pleine lune. Ou bien le stress pré-Primaires (lol). Samedi soir, à l’occasion du « grand » raout des Indignés parisiens, d’étranges événements ont secoué la mièvrerie ambiante. D’abord ces flics en civil tentant de vendre au chaland des boules de pétanque spécial émeutes. Puis ces petites escarmouches soigneusement montées en épingle par la flicaille. Vent d’absurde.
Erratum : on complétera la lecture de cet article par celui-ci, publié une semaine plus tard. Où l’on confirme que le premier incident mentionné était un canular...
Samedi, fin d’après-midi, Paris, au truc des Indignés sur le parvis de l’Hôtel de ville, rassemblement annoncé en grandes pompes. Ça roupille mollement : interventions chiantes, manque de gniaque, pas grand monde de motivé, pas grand monde tout court (hormis les Jeunesses communistes, lycéens à drapeaux faucillés venus en nombre, mais qui n’ont pas compris le mot d’ordre – pas de partis, pas d’orgas) – bref, ça pue un peu la mort. On est trois à tracter un mini-journal consacré à un classieux documentaire de Christophe Coello, qui va bientôt sortir en salle, Squat. Sans ça, on aurait pris la poudre d’escampette depuis belle lurette. Voire : on aurait pas venu.
Il est 18 h 30, on s’apprête à partir, quand deux mecs s’approchent, type baraqués de banlieue, en survêt’. Font un peu tache dans le décor ; pour un peu, on les embrasserait presque tant l’ambiance vire inexorablement au babos mou. Eux engagent la conversation, un peu bizarrement, disent venir d’Argenteuil, en quête d’action. C’est louche, dans ce cadre roupillant, mais on est tellement vannés qu’on ne réagit même pas.
« Cette manif, z’en pensez quoi ? Y’a des chances que ça vire au chaud ? » On répond franco que les Indignés ce n’est pas vraiment notre tasse de thé, en tout cas sous cette forme, et que pour ce qui est de se radicaliser aujourd’hui, faut vraiment pas rêver. Pas le lieu ni le moment. Ils insistent, nous prennent un peu de haut : « Si vous vous êtes chauds, y’a qu’à lancer le truc, et puis les autres suivent ! » Mhh ? Bah non, qu’on répond en substance, c’est débile.
Surprise, un des mecs sort discrètement de sa poche une boule de pétanque. « J’te la fais à quinze euros », qu’il annonce. On reste sans voix. Puis il sort un fumigène : « Ça aussi je te fais un prix ». « ... » « On a aussi des battes dans la voiture : 50 euros. »
À ce point d’absurde, dans ce contexte, on les regarde comme des extra-terrestres. Oscillant entre ricanement (c’est qui ces débiles ?) et méfiance. On évoque les flics en civil qui grouillent autour, ils répondent qu’ils savent, qu’ils font gaffe... Et relancent : « Vous êtes sûr, vous ne voulez pas lancer un truc ? On peut baisser les prix... » De nouveau, on botte en touche : « Pas moyen. »
Et bing, transformation, mode civil : le plus petit change de voix, nous balance un autoritaire « bougez pas de là », sort un talkie-walkie et commence son cirque : « Ouais, on a confirmation, il ne se passera rien. Y’a que des fiottes ici, on dégage. » Puis, vers moi : « T’as quelque chose à dire ? » Je balbutie : « Sérieusement ? Vous en êtes là ? Mais c’est complètement con... » Ils se cassent en roulant des mécaniques, les mots « fiottes » et « pédales » flottent again dans les airs, et on reste plantés là, mâchoires décrochées.
L’épisode n’a rien d’extraordinaire, en soi. On sait depuis longtemps que les flics en civil sont capables du pire, et pas seulement niveau répression. Qu’ils provoquent les choses (ainsi de ce premier mai où on en avait grillé quelques-uns lançant des canettes sur les CRS pour mettre le feu aux poudres, en vain), qu’ils sont là pour rajouter en tension. Mais des mecs qui se déguisent en banlieusard pour venir tendre des pièges à coups de boules de pétanque à la manif mollassonne des Indignés, c’est un peu surréaliste. Presque trop gros. Dans quel monde vivent-ils ?
Plus tard, alors qu’on se dirige vers le métro, on tombe sur le rassemblement des pro-Gbagbo, place du Châtelet. Eux sont une petite centaine, entourés par autant de flics sur-harnachés. L’ambiance est plutôt sympathique, musique, barbecues et mères de familles houspillant joyeusement le cordon de CRS, mais le fond reste déplorable : une dénonciation de la Françafrique qui n’aurait rien de déplacé si elle ne s’appuyait pas sur un soutien inconditionnel et fanatique à Laurent Gbagbo. Essayer de mentionner les crimes dudit Gbagbo, c’est essuyer une averse démentielle d’invectives anti-Ouattara. Atmosphère.
Plus tard encore, ça pète un peu. Un cortège d’une centaine d’Indignés s’est radiné place du Châtelet. Voyant le cordon de flics entourant les pro-Gbagbo, ils commencent à mugir le traditionnel : « Libérez nos camarades ! » On nage en plein délire... Les flics sont tendus, gazent quelques manifestants. Parmi ces derniers, certains essayent de bloquer la circulation, s’assoient par terre, avant d’être dégagés manu militari. Une petite charge des matraques et tout le monde s’égaye.
Plus loin dans la rue, une vingtaine de manifestants défient les flics en approche. Les plus énervés sont des caricatures de flics en civil, gros baraqués capuchonnés qui ne trompent personne mais gueulent « flics enculés » à qui mieux-mieux. L’un d’eux balance même une bière sur les pandores, provoquant une nouvelle charge. Absurde again.
Retour au rassemblement des Indignés, vers 20 h. Un type au visage en sang prend la parole : il explique qu’il revient de Châtelet, et que ce n’est pas une matraque qui l’a frappé mais une bouteille lancée par un flic. Dans la petite foule rassemblée, peu d’invectives, mais ce petit geste ridicule de la main de la part d’une bonne part des présents pour indiquer leur réprobation. Ainsi hurlent les Indignés. Atterrant.
Je file. Partout, des cars de flics, des escouades de bleu. D’un ridicule achevé. Et cette question qui trotte dans la tête : pourquoi cet emballement médiatique pour un petit millier de personnes farouchement pacifiques ? De quoi les flics, complètement déchaînés, ont-ils peur ? Quelque chose couverait sous la tiède indignation ?
Ce n’était pas pour ce soir, en tout cas. Et on ne pourra pas accuser les flics de ne pas avoir mis du leur...
Comme c’est raccord avec le thème de ce compte-rendu de « manif », voici la chronique que Jbb a consacré aux Indignés et publiée dans le numéro 6 d’Article11, tout juste imprimé.
« De la sympathie pour leurs opinions »
C’est la cerise sur un gâteau déjà un brin indigeste. Lundi 3 octobre, l’ultra-richissime homme d’affaires Georges Soros dit publiquement son soutien à ceux qu’on appelle « les indignés de Wall Street », après que leur dernière manifestation en date s’est conclue par l’arrestation de 700 manifestants. « J’ai de la sympathie pour leurs opinions », proclame la 7e fortune américaine, homme qui a bâti tout son empire sur la spéculation et qui essaye régulièrement de le faire oublier en refilant plein de dollars à des causes progressistes. Avant d’en remettre une couche : « Je comprends leur réaction, franchement. » Oh, franchement ? Sympa. Merci, Georges.
Le lendemain, c’est au tour de Ben Bernanke, le président de la Banque centrale américaine, d’y aller de son petit couplet fraternel : « Ils reprochent, non sans raison, au secteur financier de nous avoir menés à la pagaille […]. Jusqu’à un certain point, je ne peux pas leur reprocher quoi que ce soit. » Un renfort de poids pour le mouvement « Occupons Wall Street », pendant américain des indignés espagnols ? Mouais... Les principaux concernés ne doivent guère goûter cette gentille compréhension, un peu méprisante et émanant d’une figure symbolisant à la perfection ce contre quoi ils ont décidé de pousser de la voix.
Dans le camp démocrate : itou. Barack Obama kiffe, tout comme le président du groupe à la Chambre des représentants, John Larson. Le premier : « Ces manifestants expriment une suspicion plus largement partagée envers la manière dont fonctionne notre système financier. » Et le second « salue » comme il se doit ces manifestants qui « se battent pour donner une voix aux Américains qui luttent chaque jour ». C’est chouette.
Il ne faudrait pas - l’erreur serait grossière - s’indigner de ce que la vague occidentale d’indignation, qui court des places espagnoles aux rues bruxelloises, des villes américaines aux manifestations israéliennes, trouvent de tels relais. Ceux et celles se réclamant dudit mouvement ne sont à l’évidence pas responsables de telles démonstrations hypocrites de vague soutien. Soit. Mais il serait tout aussi idiot de fermer les yeux sur l’absence de profondes divergences existant entre ceux qui résument leur programme politique à une flambée de colère et ceux qui ont fait fortune sur les flambées de la bourse. Ni anticapitalistes, ni révolutionnaires, pointant les excès du système plutôt que celui-ci dans son ensemble, les indignés restent finalement très compatibles avec l’ordre des choses.
L’indignation ne suffit pas. Elle peut évidemment se faire point d’accroche, sujet de réunion et de discussion. Elle peut aussi fournir prétexte à de très jubilatoires et bienvenus coups de colères, de ceux qui montrent que le peuple n’est pas mort et qu’il bouge encore. Mais elle ne saurait représenter davantage que ce qu’elle est en son essence même, c’est-à-dire un énervement temporaire provoqué par une situation injuste. Nul motif, ici, de changer le monde – tout juste faut-il permettre à chacun de dire combien il n’y a pas trouvé sa place. Il ne s’agit pas tant de projeter la vision collective d’un nouveau monde que de s’insurger de n’avoir pas trouvé de place dans l’ancien.
Il n’est pas question de lancer de faux et malvenus procès en purisme – tu es moins radical que moi, je te méprise. Bien au contraire : il faut se réjouir que la colère s’exprime, accepter qu’elle prenne d’autres formes, comprendre qu’elle puisse se revendiquer réformiste ou qu’elle agite la bouche en cœur le joyeux hochet de la non-violence. Il faut même se féliciter des 2,1 millions de ventes françaises du petit opuscule Indignez-vous de Stéphane Hessel, quand bien même celui-là appelle aujourd’hui à voter Martine Aubry après avoir soutenu Nicolas Hulot – on a connu des indignations plus réjouissantes... Quant à la tentative de Ségolène Royal de surfer sur ce sentiment fourre-tout, en publiant voilà quelques mois un opus intitulé Lettre à tous les résignés et aux indignés qui veulent des solutions, elle constitue une si risible tentative de récupération qu’elle ne mérite rien d’autre que de vifs sarcasmes.
De quoi ne faut-il pas se féliciter ou se réjouir, alors ? De l’absence de réflexion politique (au sens noble du terme). De ce très vague mot d’ordre englobant tout et n’importe quoi, accueillant chacun et n’importe qui1. D’un mouvement de protestation massif qui pense pouvoir faire l’impasse sur une histoire longuement construite et défendue, celle de la lutte des classes, autant que sur un outil dialectique patiemment élaboré, celui de la lutte des classes. Et de ce qu’un élan de protestation conséquent offre tant de prises à ceux qui, dans les journaux comme dans les partis de la social-démocratie, s’entendent si bien à toutes les récupérations. L’indignation est bien un de leurs mots ; la rage, par contre, n’est pas pareillement récupérable. Enragez-vous !
1 En France, la tentative de lancer un mouvement des indignés a vu accourir un certain nombre d’illuminés, conspirationnistes ou d’extrême-droite. Un entrisme notamment documenté sur les sites Indymedia Paris ou Conspis hors de nos vies.