jeudi 27 mai 2010
Le Charançon Libéré
posté à 17h51, par
16 commentaires
La rigueur sur toute l’Europe ? Lafauteàlacrise. La contraction des politiques publiques ? Lafauteàlacrise. La réforme française des retraites ? Lafauteàlacrise. Il vaut mieux t’y faire : tu n’as pas fini d’entendre cette justification. Pour les politiques et milieux d’affaire, la crise vaut légitimation de toutes les réformes qu’ils rêvaient d’initier. Une bénédiction, un vrai cadeau du ciel.
Je fais chaque jeudi une petite chronique sur la radio libre FPP, à 12 h 15. Comme d’habitude, je te la copie-colle ici.
Je préfère te prévenir, Ami : ce billet risque d’être bien peu convaincant.
Je l’avoue d’avance, le reconnais.
Et je voudrais te signaler que ce n’est pas vraiment ma faute, que je n’en suis pas directement responsable.
Bref - et pour faire simple : c’est pas moi.
Qui, alors ?, tu demandes.
Qui donc est fautif ?, tu t’interroges.
Mais qui porte cette responsabilité écrasante ?, tu reviens à la charge.
Que je te dise : il me faut, si on cherche un coupable, pointer des éléments exogènes indépendants de ma volonté, dénoncer les habituels fauteurs de trouble systémiques et regretter qu’une très défavorable conjoncture ne m’ait pas permis de manier la plume comme je l’entendais.
Tu n’as rien compris ?
C’est normal.
Mais comme nous sommes entre amis, je vais prendre la peine de t’expliquer.
Donc : si cette chronique est ratée, c’est la faute à la crise.
Voilà.
Lafauteàlacrise.
Cette expression, Ami, tu ferais bien de la répéter souvent, à voix basse et dans ton coin.
De t’entraîner à la prononcer - et donc à l’entendre.
Et même de t’en faire un mantra comme pour mieux conjurer le mauvais sort.
Parce qu’il vaut mieux que tu sois prévenu : ces mots, Lafauteàlacrise, tu vas les entendre encore et encore, partout et tout le temps, éternel refrain que ceux qui se sont donnés rôle de nous montrer le chemin du bonheur capitaliste et de la félicité libérale - quelle tâche écrasante… - vont te seriner jusque tu en aies la nausée, que tu en débordes, que tu vomisses crise et que tu chies itou, que tu suintes la crise par tous les pores et que de petites larmes de crise perlent au coin de tes yeux, que la crise bloque tes artères et qu’elle solidifie tes intestins, jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’un énorme bloc de crise, enfin, prêt à toutes les concessions et à tous les sacrifices.
Et le sujet des retraites - tu n’ignores sans doute pas qu’une joyeuse kermesse syndicale se tient aujourd’hui à ce propos - le sujet des retraites, donc, en est une très belle illustration. : si ce même Nicolas Sarkozy qui promettait en son programme qu’il n’était pas question de toucher à la retraite à 60 ans - juré, craché, si je mens je vais à l’Élysée - a fait volte-face sur la question, c’est Lafautealacrise.
Je cite : « Entre 2007 et aujourd’hui, il y a eu une crise que le pays n’avait pas connue depuis un siècle, il a bien fallu prendre en compte ces circonstances économiques », explique ainsi l’Élysée.
Tandis que François Baroin, ministre du Budget, déclare : « La question de ce calendrier de la réforme des retraites est pour partie liée à l’impact de la crise sur nos régimes sociaux (…) Il est possible que ce débat sur les retraites en France comme dans tous les autres pays, sans la crise, n’aurait pas eu cette prégnance. »
Je ne sais pas si tu as remarqué combien ces gens sont désolés, désespérés d’en arriver à une telle extrémité.
Mais je veux croire que tu as compris qu’ils n’ont pas le choix, les pauvres, hommes de bien guidés par leur sens des responsabilités, jouets innocents de cette crise qui s’est abattue sur l’Europe comme nuée de criquets et qui contraint les politiques de droite à prendre des mesures de droite, ô rage, ô désespoir, ô destin fatal, ô crise ennemie.
La politique est jeu dramatique, Shakespeare aurait voté la réforme des retraites.
La retraite n’est que le premier acte.
Et je te prie de croire que la scène va se répéter - c’est déjà le cas.
Ici comme ailleurs, et dans toute l’Europe.
En Angleterre, où le nouveau gouvernement conservateur entame tout juste son plan de rigueur, coupes monstrueuses dans les dépenses publiques et promesse d’un avenir fait de sang, de larmes et de sueur.
It’s because of the crise, yeah !
En Espagne, où un redoutable plan d’austérité est mis en place et où s’annonce un avenir fait de sang, de larmes et de sueur.
Es la culpa de la crisis !
Et puis en Grèce évidemment, au Portugal, en Irlande, en Italie - je ne vais pas faire la traduction à chaque fois mais le cœur y est.
Pour eux, la crise est chose salutaire, cadeau des dieux et inespéré coup de pouce céleste.
Magnifique occasion de faire passer toutes ces réformes néo-libérales qui font la joie des marchés, le bonheur des spéculateurs, la félicité des ministres, et qui rendent tous durs les petits zizis des banquiers et des hommes d’affaires.
Tu ne le sais pas, Ami.
Mais je reste un incurable optimiste.
Et je veux croire qu’un jour, dans un mois, une année ou quelques-unes, les choses auront changé.
Que tu passeras dans des rues joyeuses, inondée d’une populace festive et revendicatrice.
Et que partout où se portera ton regard, tu ne verras que banques brûlées, grandes surfaces pillées, ministères mis à sac, commissariats attaqués.
Et qu’il y aura quelqu’un, à côté de toi, pour te sourire.
Et pour te dire : Il fallait que les vrais responsables, les profiteurs payent. Tu sais, c’est la faute à la crise.