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samedi 14 mars 2009

Littérature

posté à 00h09, par Lémi
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Les damnés de la mer : Nordahl Grieg, « Le Navire poursuit sa route »
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Peu avant de se plonger dans l’écriture de ce livre, publié en 1924, l’écrivain norvégien Nordahl Grieg avait côtoyé les marins du début du siècle, partagé leur destin de forçats des flots aimantés par l’océan. Au retour, loin des clichés, il a voulu restituer leur existence, sans fard ni faux-semblants. A travers la description du destin de Benjamin, jeune matelot de 19 ans qui a trop fantasmé la mer, il a écrit un des plus beaux récits de marin du 20e siècle. Pas moins.

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« Il comprend pourquoi les marins n’appellent jamais les choses comme les autres. Ces termes-là sont pour ceux qui rêvent de la mer, sur la terre ferme. La mer c’est l’univers impitoyable du marin. Ils la maudissent, crachent dessus et ne parlent que de la quitter, mais ils l’aiment et ne désirent rien d’autre que la retrouver. Ils en vivent, même s’il arrive qu’ils en meurent. »


L’année qui suivit la publication de « Le Navire poursuit sa route » (1924), le norvégien Nordahl Grieg reçut des tombereaux de lettres d’injures. Des marins, des matelots, des hommes de la mer, qui maudissaient son récit, sa crudité, défendaient leur profession : « nous ne sommes pas ainsi », s’indignaient-ils, »nous sommes plus nobles, plus dignes, plus vertueux, autres que les personnages peuplant ce dégoutant récit« . Étrange. En sortant de ce livre, il me semble à moi que personne ou presque1 n’a jamais dépeint des marins emplis d’une telle dignité, d’une humanité si transparente, criant sa présence à chaque page.
Oui, le tableau est sombre, les vices omniprésents, les hommes durs, parfois impitoyables. Et bien sûr, les marins ne sont pas des enfants de cœur, loin s’en faut : ils se battent, boivent, profitent des escales pour engloutir un bol de sexualité dérisoire dans des tripots infâmes. Des marins, quoi, pas de timides ballerines rougissantes.

S’ils ont l’injure facile, le coup rapide et mesquin, il n’en reste pas moins que la solidarité est la seule règle indépassable des marins du « Mignon », celle qui passe avant tout. Manquer à la camaraderie est impensable pour un marin respectable, comme l’apprend à ses dépens le malheureux qui n’a pas pris part à une révolte vite avortée contre le capitaine : « Nul ne tient compte d’Anton, ils le transpercent du regard sans le voir. Il a outrepassé le seul impératif qui vaille en mer : être un copain, solidaire de ses camarades. » Dans la tempête de leur existence, les marins s’y accrochent plus qu’à tout autre chose, à cette fraternité rude. Embarqués dans la même galère.

Et cette galère, c’est celle sur laquelle le jeune Benjamin, 19 ans, des rêves d’aventures étincelantes plein la tête, a choisi de s’embarquer. Le « Mignon » le déçoit bien sûr, dès le premier instant : il rêvait d’aventures formidables, de pays exotiques, d’exploits maritimes, et voilà qu’il se retrouve à nettoyer les soutes, à lustrer interminablement un bateau rouillée.

Comme le jeune héros du très beau « Ultramarine » de Malcolm Lowry (ledit Lowry idolatrait tellement le roman et son auteur qu’il lui avouera humblement : « La majeure partie d’Ultramarine n’est que paraphrase, plagiat ou pastiche de votre œuvre » …), celui qui croit mourir de déception quand il se rend compte que la nourriture cuisinée par le coq est le principal sujet de conversation des marins, Benjamin se retrouve plongé dans un bain de désillusion, forcé d’accepter l’écart entre ses fantasmes et la réalité crue. Il se rêvait pirate ou corsaire, aventurier magnifique, le voilà aux prises avec un travail fastidieux, en compagnie de marins vulgaires et dépenaillées qui ne pensent qu’à se battre. Cruel constat :

« Désormais il ne produit plus rien de la sorte. C’est bien simple : il ne se passe rien du tout ! Les traits des visages en sont rongés, jusqu’à se réduire à une pâte molle et grise. Jour après jour, c’est la même chose : il n’arrive rien ! … »

Il n’arrive rien, c’est entendu. Rien de magnifique, d’épique, d’exceptionnel. Il y a bien une tempête, mais l’éclat de cette aventure est finalement bien pâle, une simple lutte contre la mort, acharnée certes, mais sans hauts faits épiques. A chaque traversée disparaissent des camarades, emportés par la maladie, les accidents, les bagarres, les vagues surtout, mais tout cela n’a rien de glorieux. C’est ainsi, c’est tout. Alors le jeune marin croit dépérir : c’est pour cela qu’il a quitté la belle Eva, celle qui envahit toutes ses pensées, pour cette existence monotone et sans grandeur ? Il croyait s’embarquer pour des paradis glorieux, des cimes romanesques, le voilà à gratter la rouille en fond de cale pendant des semaines entières. La chute d’Icare, sans l’ascension. Triste sort, son moral s’en ressent : « Il n’a encore que 19 ans, il n’est qu’une poignée de terre molle. »

Pourtant, peu à peu, Benjamin rejoint la confrérie, s’intègre au bateau et à ses règles si rudes. En perdant toute innocence, en suivant ses camarades dans leurs virées à terre, en fréquentant ces filles trop fardées aux étreintes si dangereuses2, il est intronisé marin, partie prenante de cette existence errante et misérable, du grand cycle carnassier de la mer.

A chaque escale du « Mignon », des marins partent et d’autres arrivent, plus ou moins chevronnés, plus ou moins dignes. Les morts sont vite remplacés, les malades abandonnés à leur sort. Le navire digère ces existences, les engloutit, se moquant bien de leurs malheurs. Qu’importe leur sort ? A l’arrivée, quoi qu’il arrive, « Le navire poursuit sa route » :

« Dans leurs guenilles trempées et noires de suie, les chauffeurs de quart se serrent les uns contre les autres, les mains crispées comme si elles tenaient encore la pelle ou le ringard. Leurs visages sales et gris ont la couleur du mâchefer. Ce n’est pas seulement du charbon que le bateau dévore ! Des hommes aussi sont jetés dans le brasier et réduits en cendres pour qu’il poursuive sa route. »

Et plus les marins souffrent, plus ils maudissent leurs souffrances, plus ils gagnent en humanité. Les peindre tel qu’ils sont, dérisoires, ballotés par l’existence, souvent violents, mesquins et sales, juste humains, magnifiques, voilà l’ambition affichée de Grieg. En passant « l’Odyssée » à la moulinette d’un naturalisme acéré, en l’adaptant à la réalité parfois sordide de la condition de marin, l’écrivain voyageur au style limpide3, le combattant des causes justes4, cherche simplement à s’engager pour ceux qu’il a côtoyés, aimés, les damnés de la mer. Louable croisade.

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1 Traven dans »Le Vaisseau des morts", Melville bien sûr, London peut être, voire Conrad, peuvent sans doute rivaliser, mais sur des plans différents.

2 Le sujet de la vérole, quotidien des marins, est si présent dans le livre que peu après sa sortie, la croix rouge norvégienne lancera une grande campagne de sensibilisation sur le sujet.

3 A souligner : la traduction d’Hélène Hilpert et Gérard de Mautort publiée par les décidément très recommandables Fondeurs de Briques rend largement honneur à l’écriture aérienne de Grieg.

4 En 1936, Grieg combattra aux côtés des républicains espagnols. Et en 1940, il rejoindra l’Angleterre résistante en tant qu’aviateur. Il y trouvera la mort un triste jour de 1943, son avion abattu alors qu’il participe à un raid en Allemagne.


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