Parfois, un livre te donne envie de tracer des pistes plutôt que de raconter, de pousser un raisonnement jusqu’à ses limites, et tant pis si tu te plantes. C’est le cas de Le ParK, livre uppercut de Bruce Bégout, étonnant voyage dans un parc d’attraction imaginaire. Avec, en fond sonore, cette interrogation lancinante : le divertissement totalitaire, avatar final de la société du spectacle ?
C’est peut-être la chanson la plus stupide du 20e siècle. Une blague potache de très très mauvais goût, composée par un certain Sid Vicious, un temps bassiste des Sex Pistols : « Belsen was a gaz ». En VF : « Bergen Belsen c’était le pied (Gaz en anglais désigne aussi bien les gaz qu’une situation drôle) ». Ahah… pathétique. Les paroles ? Du même tonneau :
« Belsen c’était le pied
J’ai entendu ça l’autre jour
Dans les tombes ouvertes où gisent les Juifs
Ils ont écrit des cartes postales à leurs potes
La vie est drôle et j’aimerais que vous soyez là. »
Hm. Bon, ne pas voir là-dedans autant chose qu’une stupidité abyssale alliée au désir de choquer : Sid Vicious avait le QI d’une huitre. Pour lui, chanter ça, c’était comme porter une croix gammée, le meilleur moyen de faire hurler le bourgeois1. Crétin en chef. Par contre, dans la discographie des Sex Pistols, il y a une chanson au thème proche, beaucoup moins stupide et anecdotique car écrite par Johnny Rotten, l’âme du groupe : « Holiday In The Sun ». Après un premier ricanement grinçant – A Cheap Holiday in other people’s misery (des vacances à coût modique dans la misère des autres) –, la chanson balance :
« Je ne veux pas de vacances au soleil
Je veux me rendre au nouveau Bergen-Belsen
Je veux voir de l’histoire
Parce que j’ai quelques économies2. »
Je veux me rendre au nouveau Bergen-Belsen. Nausée. Mais, derrière la provocation, celle qui te donne envie de mettre illico sa claque au morveux éructant, quelque chose se dégage. Quelque chose dans l’air du temps. L’impression que ce tourisme concentrationnaire évoqué en grinçant n’est pas qu’un pied de nez. Que ces touristes qui s’éclatent à visiter Tchernobyl, ces Israéliens qui s’adonnent au tourisme catastrophe à Gaza, ces immondices bipèdes qui prennent leur pied en photographiant les ruines irakiennes encore fumantes se font métaphores d’une époque tarée et shootée au divertissement malsain. Plus tu y songes, plus ces paroles font sens, annoncent ce dont le 21e siècle semble prêt à accoucher dans ses débordements consuméristes et ses poches urbaines les plus délirantes. Un constat proche de ce que j’écrivais dans un article consacré au Stade Dubaï du capitalisme, ouvrage de Mike Davis :
Hunter S. Thompson le remarquait dans « Las Vegas Parano », chronique dézinguée d’une incursion éthylico/narcotique en terre Las-vegasienne, il y avait dans la folie consumériste de cette ville dédiée au Dieu jeu & stupre, dans ses loisirs morbides et sa débauche fluo, une inclinaison à un totalitarisme new-look qu’il convenait de ne pas négliger : sous les paillettes, le Reich. Raoul Duke, son antihéros (peu ou prou) autobiographique évoquait ainsi l’atmosphère surréaliste du Circus Circus, fleuron des casinos de Las Vegas : « Voilà comment les nazis s’amuseraient de nos jours s’ils avaient gagné la guerre. »
Dans le Stade Dubaï du capitalisme, Mike Davis n’hésite pas à pousser l’analogie, à comparer les rêves du Cheikh responsable des folies dubaïotes à ceux du grand maître d’œuvre de l’architecture nazie : « Le futur qu’il construit à Dubaï – sous les applaudissements des milliardaires et des multinationales du monde entier – s’apparente plutôt à un cauchemar hérité du passé : la rencontre d’Albert Speer et de Walt Disney sur les rivages de l’Arabie. »
Le divertissement totalitaire, avatar final de la société du spectacle ? C’est en tout cas la question que pose, en filigrane, Bruce Bégout3 dans Le Park4 : « La question ultime posée par Le ParK : comment peut-on s’amuser après Auschwitz ? Sa réponse : on peut s’amuser d’après Auschwitz. »
Le ParK ? Bizarre. Pourquoi ce K ? Et pourquoi majuscule ? Parce que les fantômes de TreblinKa et de MicKey, voire du Klu Klux Klan ou de Gengis Khan, se bousculent au portillon dans ce récit étrange ? Par référence à Kafka et à son Héros K, arpenteur paumé de son état, qu’on ne laisse jamais pénétrer dans Le Château ? Parce que ParKing s’écrit avec un K ? Pas de réponse droite dans ses bottes, on cherche encore. Toujours est-il que le parc ici devient ParK et que ce n’est pas innocent. D’ailleurs, il s’écrit ainsi, sans autre forme de précision. On dit Le parc d’attraction de Disneyland, Europa-Park, ou le parc des Buttes Chaumont où Lémi nourrit les oies cendrées. Mais on dit Le Park. Simplement. Pas besoin d’en écrire plus. C’est que ce ParK-là est si impressionnant, si abouti et effrayant, qu’il n’est plus besoin de le nommer. Comme on dit Le Duce à la place du dictateur Benito Mussolini, on dit Le Park. Voilà : « Ce lieu exprime en quelque sorte l’essence universelle des parcs réels et possibles. C’est le parc de tous les parcs, la synthèse ultime qui rend tous les autres obsolètes, le concept universel, l’invariant informel. Tout ce qui peut caractériser en général un parc se retrouve dans le ParK, mais sous une forme inédite et quelque peu fantastique. D’aucuns diront abominables. »
D’aucuns diront abominables. C’est évidemment le propos (et la position) de Bruce Bégout dans cet ouvrage, même s’il ne l’écrit jamais ouvertement. Le Park propose la visite d’un parc d’attraction anticipé et fantasmé, un lieu gigantesque (de la taille de Djakarta) proposant aux élites le privilège de se balader dans ce que le 20e siècle a produit de plus horrible, d’assister au spectacle de la société habillée de ses atours les plus monstrueux. « Voilà comment les nazis s’amuseraient de nos jours s’ils avaient gagné la guerre », écrivait Hunter S. Thompson. Ici, c’est comme s’ils avaient gagné. Et qu’ils s’amusaient du spectacle de leur victoire, touristes ignobles et blasés :
On laisse entendre, ici et là, que les exécutions auraient lieu tous les quinze jours pour le seul plaisir sadique de quelques spectateurs choisis qui, après avoir déboursé une somme importante se chiffrant en plusieurs millions, assisteraient à la scène du meurtre derrière une glace sans tain. Sortant des pommeaux encastrés dans le mur, le gaz répandrait aussitôt la mort autour de lui.
Au détour des pages revient ce qu’on pense parfois en traversant les verrues urbaines du Nouveau Monde, poings fermés : (mode vitupération irresponsable on) les architectes sont des êtres abominables, des violeurs d’horizon. Ce sont des gens de cette espèce maudite qui ont commis Las-Vegas et Dubaï, Disney-World, Singapour et La Défense, il faudrait les fusiller tous pour l’exemple. Pas de pitié. Les architectes ont la folie des grandeurs. Tu leur dis Tour, ils s’excitent et roulent des yeux lubriques, échafaudant dans leurs têtes des plans grandioses où se culbutent des visions de Super-tours. Des tarés néfastes. (mode vitupération irresponsable off) Les architectes posent ces murs que les despotes leur commandent, érigent des barrières à la peur, comme l’énonce Bruce Bégout : « La parcage est la solution pratique à la crainte paralysante de l’Illimité. Parquer les hommes comme des bêtes, c’est avouer par là même le besoin urgent de l’autodomestication. »
Le livre de Bruce Bégout est un OVNI, un mélange de science-fiction et de critique au fer rouge de la société du spectacle. Lovecraft situ. À ne pas prendre au premier degré, évidemment. Il touche quelque chose qui relève quasiment de l’indicible. Cette sensation de dégoût qui s’empare de toi à la vue (photographique) des uniforme orange fluo des torturés de Guantanamo et ailleurs, de ces banques sponsorisant les camps de rétention pour sans papiers, des désastres de Dubaï et Las Vegas, l’âme aspirée dans la démesure friquée et recrachée sous forme spectacularo-compatible.
On croise peu de personnages dans Le ParK. Hormis le narrateur qui raconte sa visite, s’offusque peu mais décrit beaucoup, il y a Kalt, créateur de l’endroit, milliardaire russe convaincu que la folie est l’unique voie de délivrance. Surtout, une fois le livre reposé, un personnage secondaire surnage, s’incruste dans tes neurones : Lev. Vieillard qui a traversé le 20e siècle sans jamais sortir de prison, cet homme goulag ne peut se passer de ses barreaux, enfermé volontaire : « À la direction du ParK, il n’a demandé qu’une unique faveur : que l’on bouche toutes les fenêtres de la salle qu’il occupe, que l’on efface à jamais de ses yeux la vision horrible de ce ciel bleu, vide, sans fin. » Personnage terrible, stigmate humain. Et pourtant, Lev est de la vieille garde, mode 20e siècle. Aujourd’hui, il exigerait plutôt que l’on peigne le ciel en rose et qu’on inscrive Coca en lettres fluo sur les murs de sa cellule. Disney Reich.
1 N’oublions pas qu’à la même époque, Alain Pacadis se faisait péter la gueule par Pierre Goldman dans les bureaux de Libé pour la même raison, croix gammée au revers de la veste.
2 I Don’t want a holiday in the sun / I Wanna go to the new Belsen / I Wanna see some history / Cos now I gotta reasonable economy.
3 Qui a accordé un long entretien à Article11, au sujet de son livre précédent, De La Décence ordinaire, ici.
4 Editions Allia.