samedi 3 juillet 2010
Le Cri du Gonze
posté à 16h47, par
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Il y a des poncifs qui ont la vie dure. Celui du bluesman vagabond, errant de ville en ville et de bars louches en salles enfumées pour gagner sa croûte et sa bibine à la sueur de sa guitare, reste gravé dans l’inconscient collectif. À juste titre. Il suffit de se pencher sur la vie et la musique de John Lee Hooker, « hobo » en chef, pour comprendre que mythe et réalité font parfois bon ménage.
« Rien à manger sur ma table
Et pas de chaussures à mes pieds.
Rien à manger sur ma table
Et pas de chaussures à mes pieds.
Mes enfants pleurent et geignent
Ils n’ont nulle part où aller1. »
Pas la joie… Il faut dire que, question mouise, John Lee Hooker sait de quoi il chante. Rien d’étonnant à ce que des morceaux comme « No Shoes » naviguent en eau saumâtre, leur auteur a avalé nombre de couleuvres avant que son talent ne soit reconnu. C’est sur le tard que la gloire s’est abattue sur lui, que l’argent a suivi, avec l’avènement du british blues boom dans les années 1960. Avant cela, le grand John Lee Hooker (né à Clarksdale, Mississippi, en 1917) a pas mal galéré, abonné aux cachets minables et à la débrouille vagabonde, aux déménagements à la cloche de bois, au mauvais alcool et aux trains de marchandise. « Hobo blues » :
« Oh seigneur, mon meilleur ami est un train de marchandise
Tu sais, je vagabonde, je vagabonde, je vagabonde,
Je vagabonde, oh seigneur, loin, très loin de chez moi2. »
Le blues a souvent été présenté - parfois de manière exagérée - comme une musique indissociable des conditions sociales de sa production. On pourrait ergoter sur la question pendant des heures, osciller entre approche scientifico-musicolo-rationnelle et incursion en terre émerveillée (genre : Robert Johnson venait-il d’un autre monde ? Les dons de Skip James étaient-ils surnaturels, paranormaux ?). En ce qui concerne John Lee Hooker, en tout cas, il serait stupide de faire l’impasse sur l’environnement immédiat, matériel, de ses créations. Pour vivre de sa musique, il a du s’adapter, faire avec. Comme Howlin’Wolf, il a très tôt adopté la guitare électrique, moyen de hausser le volume quand il jouait dans des environnements très bruyants (c’est à dire tout le temps). Il a aussi multiplié les pseudonymes, enregistrant les mêmes titres sous des noms différents - « John Lee Booker, » « Johnny Hooker, » « John Cooker » -, histoire de diversifier les rentrées d’argent, stakhanoviste du microsillon (« Ça ne me prend pas trois jours pour enregistrer un album », fanfaronnait-il). Son jeu rythmiquement très libre se prêtant mal à l’accompagnement, il a appris à s’accompagner lui-même, fixant une petite plaque en contreplaqué sous sa chaussure pour marquer les temps (voir la vidéo live de « Boom Boom Boom », ci-dessous). Surtout, il a chanté son quotidien, à savoir la misère, la galère du hobo vagabond, papillonnant autour de quelques thèmes majeurs : la picole (« One bourbon, one beer, one whiskey »), les femmes (« Boom boom boom », ci-dessous3), la picole et les femmes (« Whiskey and women »), l’errance (« Travelin’ blues »)… Des thèmes récurrents, proches de ceux chantés par les grands bluesmen, Robert Johnson en tête (note, je te prie, que John Lee Hooker - comme Bukka White ou Son House - est né à Clarksdale, la ville la plus proche de ce fameux carrefour (crossroad) où Robert Johnson aurait offert son âme au diable contre l’octroi du génie musical. Coïncidence ? Ça m’ferait mal).
Comme la majorité des bluesmen, Hooker a passé une grande partie de son existence à errer de villes en villes, à la recherche de concerts à donner, précédé de sa réputation mais peinant toujours à joindre les deux bouts. Même une fois installé à Détroit, en 1943, et alors que son « aura » musicale ne cesse de grandir, il continue à clapoter dans la misère. Impossible d’appréhender sa musique sans comprendre à quel point cette existence vagabonde et désargentée a déteint sur ses créations. Dans « It Serves me right to suffer », il chante : « J’ai beaucoup appris de de mes souffrances, j’ai beaucoup appris de ma solitude. » Une musique qui ne triche pas, s’ancre dans un réel rugueux, omniprésent. Si jamais tu n’es pas convaincu, fais comme John Fante, Demande à la poussière…
Comme l’a écrit le babos en chef John Sinclair dans Guitar army :« La grandeur du blues tient en grande partie à son ancrage social : cette musique est si proche de la vie, et la vie si proche de cette musique, qu’elles restent inextricablement liées, quel que soit le lieu et le moment où le blues est joué. Il n’y a pas de séparation. Pour moi, la vie de John Lee Hooker et sa musique forment un tout. On peut dire la même chose d’Howlin Wolf par exemple, ou bien de Son House. »
Ceci dit, prendre conscience de l’arrière-fond social et culturel d’une musique ne doit pas empêcher d’en célébrer la magie, l’irrationnel, le non-sociologique. Il faudrait être sacrément ballot pour partir à la pêche au déterminisme en écoutant John Lee Hooker. Le yahou ne s’explique pas, il se célèbre. Dans le premier morceau qu’il a enregistré, le fantastique « Boogie Chillen » (1948), Hooker raconte le jour où, encore enfant, tout a basculé, où le blues s’est fait horizon indépassable :
« Une nuit, j’étais étendu dans mon lit,
Et j’ai entendu papa et maman discuter
J’ai entendu papa dire à maman, "laisse-donc ce gamin se lancer dans le boogie-woogie
C’est en lui, il faut que ça sorte"
Et je me suis senti si bien.4 »
C’est en lui, il faut que ça sorte. Ainsi fut fait.
1 No food on my table / And no shoes to go on my feet / No food on my table / And no shoes to go on my feet / My children cry for mercy / They got no place to call your own.
2 I took a freight train to be my friend, oh Lord / You know I hobo’d, hobo’d, hobo’d, hobo’d / Hobo’d a long, long way from home, oh Lord.
3 À noter, la chanson a été reprise par ACDC, mélange bizarre mais pas si blasphématoire.
4 One night I was layin’ down / I heard mama ’n papa talkin’ / I heard papa tell mama, let that boy boogie-woogie / It’s in him, and it got to come out / And I felt so good.