Où l’objectivité musicale déserte devant la canicule et un job d’été pourri. Où - perdu à la réception d’un hôtel sans âme - on vilipende ceux qui osent célébrer l’été gazouillant. Où « Summertime », une des ritournelles les plus ânonnées de l’histoire musicale se voit roulée dans la fange, renvoyée chez sa maman. Et où la conclusion est (presque) catégorique : on ne la pleurera pas.
1/ Summerophobie urbaine
L’été, c’est pourri. Surtout à Paris. Les rues fondent et se brouillent dans la fournaise tandis que les hordes touristiques grassouillent de ci de là, Petit futé à la main ; furets glauques en goguette transformant l’observateur égaré en roquet hargneux. Largement en-dessous du niveau de l’amer. Car, c’est un fait, l’été (surtout quand il est urbain) rend con et minable. C’est scientifique. Flaubert, dans le texte : « L’été est une saison qui prête au comique. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais cela est. » Édifiant, nope ? Il faut se lever tôt pour dénicher une citation aussi débile de ce bon Gustave. L’effet summer. Même en parler rend stupide.
Je le redis, pour les sceptiques et les crétins mièvres : l’été c’est pourri. Surtout in Fake Plastic City. Lentement, le bleu vire au gris, qui lui-même vire au blues, work dépressif in progress. Comme l’a chanté le merveilleux Eddie Cochran (qui préférait l’automne, of course) : « Il n’y a pas de remède contre le blues estival1 ». D’autant que la solitude guette. Au fil des jours, tout le monde s’envole, quitte le territoire goudronné et ses aigreurs du moment ; même les pigeons désertent, fuient vers des cieux moins soporifiques, suivis par tes derniers amis qui baluchonnent en direction de flots azurés (« Ah, tu restes tout l’été sur Paname ? » Silence. « Bah, bon courage, mon vieux, hein. » Andouille).
Sinistrose. Bien sûr, la ville morte et prostituée dégage une beauté particulière, ghost town fluo, mais c’est une beauté fade, périmée, comme une vieille trop fardée. Paris l’été, c’est un mixte entre Liliane Betencourt et Mickey Maousse Land, grabatisme kitsch à fond les ballons. Ajoutez à ce tableau fondu/enchaîné, en fond sonore, l’écoute compulsive de « Summertime », chanson guimauve cramée, standard absolu pour Rotary-men anisés plongés dans des réminiscences de paradis passés, et vous comprendrez que l’auteur de ces lignes/veilleur de nuit/pingouin hirsute dépérisse dans la torpeur nocturne, chassant le spleen en glapissant des strophes désabusées, soi-disant joyeuses, alors même qu’il veille sur son trois étoiles sirupeux : « C’est l’été / et la vie est facile / les poissons bondissent / et le coton est florissant2. » On lui dira.
2/ Summerophobie musicale
Bon, marre des geignements. Changement de direction. Exit Lémi caniculant à la réception d’un hôtel clinquant et ses considérations oiseuses sur les entrailles de la grande ville, zoom sur la musique. Et là, tout de suite, une question s’impose : est-ce parce qu’une chanson a eu des interprètes de génie qu’il faut tout lui pardonner ? Qu’il faut oublier ce qu’elle charrie, son origine lénifiante ? Nope. Ce n’est pas parce que Billie Holiday (ci-dessus), Miles Davis, Ella Fitzgerald,Big Mama Thornton, voire Morcheeba ouSam Cooke, ont plongé leurs antennes lumineuses dans la potion « Summertime » qu’elle n’est pas frelatée. Transformer la boue en or, ils savent faire, ces limpides. Il n’en reste pas moins que c’était de la boue, au départ.
« Ton père est riche / Ta mère présente bien / Alors du nerf petit bébé / Ne pleure pas3. » A-t-on déjà vu paroles plus niaises ? Univers moins prolifique ? Jamais, on est bien d’accord. Écrite dans les environs de 1927 par Ira Gershwin et Dorothy Heyward, pour l’opéra Porgy & Bess (chiantissisme, et si pétri de bonnes intentions qu’il révulserait la plus sirupeuse des nonnes touchées par la grâce) de Georges Gershwin, « Summertime » est une chanson volontairement simplette, de celles élaborées pour te grignoter le cerveau avec une constance de castor maniaque. Quelques notes, et paf : le ver est dans le fruit, l’incisive dans l’érable. Se présentant comme une berceuse (chantée trois fois à des bambins dans Porgy & Bess, lourdingue insistance), ladite rengaine a cette capacité de détournement absolu du moindre chiard patrouillant aux environs, pire que Goldorak : combien de nourrissons ricains rendus éternellement stupides parce que leurs parents leurs chantaient « Summertime » en croyant bien faire ? Des pleines brouettes, à l’évidence.
3/ Relaps
Mhh. Remords nocturnes. L’impression d’avoir profané une chose aimée, détricoté le yahou. Soyons francs : la nuit je mens (je prends des trains à travers la plaine), ou en tout cas, j’exagère. Et là, ma furie anti-summertime s’éteint vite, se dégonfle. Rétropédalage, en douceur. Ok, je n’aime pas Gerswhin. Ni Porgy & Bess. Mais pour ce qui est de « Summertime », j’avoue une addiction d’ampleur pharaonique, une dépendance aggravée. Et, sur la longueur, difficile de détester une chanson qui prend tant de place dans tes neurones. Il y a dans cette mélodie quelque chose d’hypnotique, de l’ordre de la berceuse pour adultes, de la ritournelles indécrustable. Comme un papillon sur la flamme, on y revient en chantonnant. Il suffit de scruter la liste effarante des reprises enregistrées de ladite chanson (ici) pour comprendre qu’elle dépasse l’analyse rationnelle, s’est faite grand manitou musical, lumière qui éblouit. Il n’y a plus à rien faire : c’est dans tes gènes, désormais. Et, du coup, tête baissée, tu écoutes en boucle la version Billie Holiday, notamment ce passage où la chrysalide humaine s’annonce papillon (« Un de ces matins / Tu te réveilleras en chantant / Tu déploieras tes ailes / Et tu t’empareras du ciel »4), et tu rebondis vaincu sur la suite, quand les parents veillent sur le marmot endormi (« Mais jusqu’à ce matin là / Il n’y a rien qui puisse te blesser / Tant que papa et maman veillent sur toi »5). Niais, peut-être, mais...
Deux dernières banderilles adulatrices pour désamorcer la bombe persifleuse avec doigté, sous forme d’injonctions : primo, se plonger dans la version live qu’en donna Janis Joplin un soir de concert suédois (Stockholm 1969), d’une intensité chair-de-poulesque :
Secundo, embrayer sur la version Ella Fitzgerald/Louis Armstrong et se rouler mentalement dans les affres de l’admiration sans bornes, écoutilles chavirées :
4/ Re-relaps : le triomphe de Will Smith et du barbecue proustien
Ceci dit, il reste une gêne. Malgré Ella, Janis & Louis. Un caillou dans l’escarpin auditif. Comme si, même en voguant dans la perfection de l’interprétation, la chanson gardait un caractère putassier, trop simpliste et élitiste. Une langueur poisseuse et aristocrate, l’équivalent de Gatsby le magnifique transposé en mélodies. C’est comme Kind of blue de Miles Davis, ou bien les scies pâteuses de Dave Brubeck : c’est agréable, convaincant, et même musicalement révolutionnaire (pour le premier), mais ça manque de corps, de yahou, ça dévertébrise tous azimuts. Une limace mélomane y trouverait son compte.
Du coup, pour ceux qui (comme moi) ne seraient pas tout à fait convaincus, oscilleraient entre dégoût du sirupeux estival et reconnaissance de l’oreille, j’ai dans mes bottes, outre un montagne de questions, une autre chanson intitulée « Summertime », signée Will Smith. Avec, pour le coup, nonobstant une certaine pauvreté musicale (qui, avouons-le, a son charme), des paroles qui resteront gravées dans le marbre et dans ta mémoire, madeleine de Proust post-moderne en étendard : « Tu es invité à un barbecue qui commence à quatre heure / tu t’assois avec tes amis, et tous vous y songez / à ces jours de votre enfance et à votre premier baiser / et de me rémemorer ces souvenirs me fait me demander / comment donc l’odeur du grill peut bien répandre la nostalgie.6 »
Verdict évident : Gershwin 0 / Will Smith 1.
Et à ceux qui penseraient que tout ça relève d’une mauvaise foi évidente doublée d’un goût kitschophile plus que suspect, voire que ce billet clapote dans la profanation caractérisée, je réponds : c’est pas tous les jours que c’est quasiment repos estival (oui oui, A.11 ferme ses portes incessament sous très soon jusqu’aux environs de fin août). Fallait bien marquer le coup pour cette dernière chronique musicale avant un bail.
Ps A11 : Lémi étant parti baguenauder pour le week-end, loin de son hôtel, il ne pourra répondre aux éventuels commentaires.
1 There ain’t no cure for the summertime blues.
2 Summertime / And the livin’ is easy / Fish are jumpin’ / And the cotton is high.
3 Your daddy’s rich / And your mamma’s good lookin’ / So hush little baby / Don’t you cry.
4 One of these mornings / You’re going to rise up singing / Then you’ll spread your wings / And you’ll take to the sky.
5 But till that morning / There’s a’nothing can harm you / With daddy and mamma standing by.
6 You’re invited to a barbeque that’s starting at 4 / sitting with your friends cause y’all remincise / about the days growing up and the first person you kiss / and as I think back makes me wonder how / the smell from a grill could spark up nostalgia.