dimanche 21 octobre 2012
Sur le terrain
posté à 15h47, par
2 commentaires
Augustin Marcadet est technicien administratif au contrôle médical d’une caisse primaire. Des années qu’il turbine là, chez les poulagas de la Sécu. « Souffrance » au « travail » ; la redondance l’a toujours fait marrer, Augustin. Parfois même, ça l’inspire. Aujourd’hui, les employés de niveau 3 (la piétaille) se voient sucrer leurs places de parking, mais ils n’ont pas intérêt à la ramener.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 10 de la version papier d’Article11
« Le rapport salarial est un rapport médiéval. » Ainsi parlait l’économiste Frédéric Lordon en une interview accordée au mensuel CQFD en 20091. Il est des petites phrases comme ça qui vous trottent dans la tête et prennent soudain tout leur sens au hasard des évènements.
Imaginez une veille de vacances de Noël, cet instant où les esprits sont déjà rendus légers par la proximité de la trêve des confiseurs. Un matin, un mail de la direction déboule dans votre messagerie. Un texte laconique intitulé « parkings », que vous devrez relire à plusieurs reprises pour être sûr d’en avoir bien saisi le sens. Le message informe qu’à partir de la nouvelle année, les employés de niveau 3 (le bas de l’échelle dont je fais partie) ne pourront se garer que suivant un planning dressé par la direction. Vous ouvrez la pièce jointe et vous découvrez par exemple que Jeannine bénéficiera d’une place de parking du 15 au 30 janvier, puis du 1er au 20 mars ; pour Pascale, son créneau s’étale en pointillé tout le long du mois de février, avec un bonus la dernière semaine de mars.
« C’est une blague ou quoi ? », s’enflamme Solange en face de moi. « Et je me gare où, les autres jours ? » Les autres jours, apparemment, tu te démerdes. « Ah, les connards !, s’exclame-t-elle. Ça ne concerne que les niveaux 3 ! Les cadres, les médecins-conseils et les assistants techniques ont une place attitrée, tandis que nous, la bougraille, va falloir qu’on tourne pour pouvoir se garer ! » Jusqu’alors, le service disposait d’une cinquantaine de places de parking : trente nous appartenaient tandis qu’on en louait une vingtaine en supplément pour permettre à l’ensemble du personnel de garer sa caisse. Et puis, la direction a été informée du fait que les places en location ne seraient plus disponibles à compter de l’année prochaine. Au lieu de réunir le service, d’informer le populo et de voir ensemble comment on pourrait s’arranger, le médecin-chef a choisi l’oukase. Courageux mais pas téméraire, il est en congé le jour où sa note de service arrive par messagerie. Du coup, c’est l’effervescence, la pétaudière. Corinne : « Tout ça, c’est diviser pour mieux régner ! » ; Sabine : « Comment je vais faire quand j’emmène mes enfants à l’école ? Je vais perdre au moins un quart d’heure pour trouver une place ! » Des mails fusent, hésitant entre stupéfaction et dégoût. Des assistants techniques et des médecins se montrent solidaire des niveaux 3 et proposent de tourner avec eux. Un toubib s’en prend directement au chef et raille à demi-mot son étiquette « socialiste ».
Le lundi suivant, le chef, de retour de congés, prend connaissance des mails frondeurs. Il convoque les récalcitrants. Des rumeurs de blâmes circulent dans les couloirs. Tout ça sent le crime de lèse-majesté. « Après tout ce que j’ai fait pour eux, voilà comment ils me remercient… » Le chef me reçoit dans son bureau, me demande mon avis sur la question. Je cherche la formule, un truc plus soft que « Ni dieu ni maître ». Je lui dis : « Je suis surpris que vous soyez surpris de la réaction des employés. Votre décision pénalise quand même les plus petits salaires du service ! » Le chef accueille ma sortie d’une moue dubitative. Il m’explique qu’il a pris une décision de bon sens pour le service, mais qu’il a peut-être pêché au niveau communication. Une langue de bois pareille, même les doryphores n’en voudraient pas pour leurs maigres jours... Dans le couloir, je croise une cadre du service, sorte de pimbêche tellement maniérée qu’on la dirait en perpétuel tournage d’une pub pour L’Oréal : « Enfin, Augustin, il est quand même normal que les médecins et les cadres bénéficient de privilèges ! » Privilèges. Le mot est enfin lâché ! C’est à ce moment-là que la phrase de Lordon rejaillit dans ma mémoire. Le boomerang du rapport médiéval en plein dans ma poire.
Depuis, le petit personnel s’est organisé pour se dégoter de nouvelles places de parking. Tout le monde a mis la main au porte-monnaie, sauf la direction bien entendu. Quant au médecin-chef, il a pris sa retraite avec force discrétion. Les niveaux 3 attendent toujours son pot de départ.
***
Épisodes Précédents
1/ Véro
2/ Le Docteur Létrille
3/ Mobilisation
4/ Entretien d’évaluation
5 Si vous lisez ce mail