ARTICLE11
 
 

samedi 13 octobre 2012

Sur le terrain

posté à 16h40, par Augustin Marcader
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Je vous écris du bureau / N° 5 : « Si vous lisez ce mail... »

Augustin Marcadet est technicien administratif au contrôle médical d’une caisse primaire. Des années qu’il turbine là, chez les poulagas de la Sécu. « Souffrance » au « travail » ; la redondance l’a toujours fait marrer, Augustin. Parfois même, ça l’inspire. Aujourd’hui, un mail macabre sillonne le service. Et rappelle que l’ambiance n’est pas vraiment au beau fixe.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 9 de la version papier d’Article11

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Les chefs m’ont topé au détour d’un couloir. Gourmet, le responsable administratif, et Fermepain, le médecin-chef. Les deux aussi palots qu’un os de seiche. Fermepain m’a pris par le coude, m’a fait rentrer dans un burlingue et a fermé la porte. Les deux nanas assises à leur poste se sont figées. Dans un coin, la cafetière crachait son jus matinal. «  Dites-moi, Augustin, vous n’avez pas reçu un mail ce matin ?  », m’a demandé Fermepain. « Un mail ? Quel mail ? », j’ai fait. Gourmet a pris le relais, je ne l’avais jamais vu comme ça ; regard fébrile, lippe amère, voix mal assurée. «  Un cadre de la caisse primaire de B. s’est suicidé hier soir. Il a envoyé un mail à certains agents du service. Avec le docteur Fermepain, on fait le tour du service pour prévenir les gens parce que le message est assez... choquant.  »

Le message de Michel Cordier commençait ainsi : «  Nous sommes le 29 février 2012. Il est 20 heures 15. Si vous lisez ce mail, c’est que je vous ai quittés, définitivement. Certains des destinataires de ce mail me connaissaient, d’autres pas. J’ai tenu à vous informer de mon geste, car il est la conséquence directe de l’enfer psychologique que je vis au quotidien depuis deux ans, que j’ai pourtant essayé de surmonter, de toutes mes forces, pour mon épouse et mes enfants, mais qu’aujourd’hui je n’arrive plus à assumer. »

L’homme raconte ensuite comment il en est venu à se pendre dans la cage d’escalier de son service, après une trentaine d’années de bons et loyaux services à la Sécu. Cordier, au départ, c’est l’american dream : l’histoire d’un fichiste qui gravit un à un les échelons d’une caisse primaire pour se retrouver cadre niveau 9. Quasiment le sommet de la pyramide. Puis, les politiques de rigueur sont arrivées, avec leur cortège de restructurations, économies de gestion et mutualisations. La caisse de Cordier a fusionné avec une autre et le super-cadre s’est retrouvé surnuméraire. En langage maison, on dit « placardisé  ». Une mise au rebut qu’il a mal digérée. Faut dire qu’il avait quelques idéaux, lui qui croyait que « le management consistait à travailler ensemble, en bonne intelligence, à déléguer, écouter, réunir, fédérer et valoriser les compétences de chacun ». Un sentimental...

La suite, on la devine : c’est la descente aux enfers. Cordier qui perd peu à peu pied, qui s’émiette. Il tentera plusieurs fois de tirer la sonnette d’alarme, en vain. Dans son message, il dresse un triste inventaire, décrivant son quotidien pavé « d’infantilisation, de changements de cap, d’actions sans intérêt, d’incohérences multiples et variées, d’ajouts de strates hiérarchiques, de solitudes et de mises en concurrence, de stress, de harcèlement, de désinformation, de destruction des formes de solidarité collective … » La charge ne s’arrête pas là : Cordier accuse le directeur de sa caisse de l’avoir « tué professionnellement » et « détruit psychologiquement ».

Le suicide, y’a rien de tel pour flinguer une image de marque. D’autant qu’à l’intérieur des institutions, on craint la contagion. Difficile de ne pas penser à Alliot-Marie et à son kit anti-suicide pour les taulards. Chez nous, pas de pyjama en papier mais un plan d’action sur les risques psychosociaux. But du machin : aider les employés à s’adapter au changement et repérer les maillons faibles avant qu’ils ne s’auto-suppriment.

À la fin de son message, Cordier a émis ce souhait post mortem : «  Si je ne devais pas être le premier, que surtout je sois le dernier ! » Las, j’ai bien peur que ce vœu soit plus que pieux. Récemment, le cabinet Secafi a mené un enquête sur la santé au travail des agents de Sécu. Résultats : on serait 1,6 % à nourrir « souvent  » des idées suicidaires et 5,5 % « parfois  ». À elle seule, la branche maladie emploie plus de 80 000 personnes ; ce qui donne 1 360 clients potentiels pour un rendez-vous volontaire avec la Grande faucheuse, rien qu’en tenant compte des « souvent  ». Tu vois, Michel, si ça se trouve, malgré toi, tu nous as ouvert la voie. Au suivant !

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Épisodes Précédents

1/ Véro
2/ Le Docteur Létrille
3/ Mobilisation
4/ Entretien d’évaluation