mardi 8 avril 2014
Entretiens
posté à 14h02, par
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Marre de Virgin et de Nova ? De Stromae et de Nostalgie ? Envie de casser les dents aux chroniqueurs musicaux des canards hype ? Pascal, cofondateur du label Et Mon Cul C’est Du Tofu et propagandiste infatigable de musiques azimutées, a la solution : créé ton propre label, morbleu ! Entretien.
Cet entretien a été publié dans le numéro 14 d’Article11
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Pascal est un genre de croisé musical. Il parle musique, vit musique, boit musique. Dort musique, sans doute. Depuis la formation des bien-nommés Louise Mitchels en 2006, il a tourné et enregistré avec divers groupes plus frénétiques les uns que les autres1, généralement en tant que bassiste. Et son petit appartement déborde littéralement de vinyles – ceux qu’il écoute, ceux qu’il diffuse et ceux qu’il produit.
Comme tous les passionnés, Pascal est très bavard, surtout après quelques pastis. La musique, il pourrait en parler pendant des heures, des jours peut-être. Son ambition ? Faire découvrir les groupes et musiciens qui l’emballent, du blues le plus obscur au noise le plus torturé. Une démarche qui culmine avec Et Mon Cul C’est Du Tofu ? (généralement abrégé en Mon Cul), réjouissant micro-label né en 2009 d’une aventure collective mais qu’il conduit aujourd’hui en solitaire, par la force des choses. Retour sur quatre ans d’activisme musical.
Naissance de Mon Cul
« Par le passé, je me suis énormément investi dans divers groupes, mais j’ai dû ralentir. Quand tu joues dans des formations qui répètent beaucoup et tournent régulièrement, tu te retrouves vite débordé et sans un sou en poche. Les tournées induisent un rythme éreintant, avec beaucoup de fatigue, d’alcool, de nuits blanches, etc.
C’est au moment où j’ai ralenti le rythme des concerts que les bases du label ont été posées. Ça s’est fait via une caisse commune : avec quelques personnes issues du même coin de banlieue, autour de Gagny et Bondy, nous nous sommes cotisés pour sortir le premier disque des Louise Mitchels. On a rapidement compris que l’équilibre financier n’était pas un problème : il nous a suffi de vendre le disque lors des concerts pour rembourser le coût du pressage.
On s’est donc dit que l’argent de cette caisse pouvait être utile à d’autres projets que les nôtres. Et on a lancé Et Mon Cul C’est Du Tofu en 2009, de façon très artisanale. Notre première production ? Une cassette audio de Lavigna2, le projet d’un pote marseillais. Il était venu passer une semaine chez moi, et profitait du fait que j’étais absent la journée pour enregistrer des chansons dans mon appartement, en prenant comme sujet mon univers. Il y avait un côté potache, mais c’était aussi très étonnant et émouvant. On en a tiré 190 exemplaires.
On a ensuite sorti une compile CD, en demandant à divers groupes dont on aimait la musique de nous confier un morceau. Elle s’appelait La Compile à deux balles3. Rien de mensonger : le disque était effectivement vendu à deux euros. C’était un peu provocateur ; on voulait montrer qu’un CD ne coûte pas plus cher à condition d’éviter tout superflu.
Aujourd’hui, après cinq ans d’existence, le label compte soixante productions à son catalogue, tous supports confondus – cassettes, CD et vinyles. Mais pour beaucoup d’entre elles, on a eu recours à la coproduction : il suffit que plusieurs micro-labels mettent une petite somme sur un même disque pour réduire les risques financiers et diffuser le support plus facilement. »
Influences de Mon Cul
« J’ai beaucoup appris des Potagers Natures, un label né à Bordeaux à la fin des années 19904. Ceux qui l’ont fondé jouent dans un groupe que j’adore, Api Uiz. Quand je les ai rencontrés, ils gravitaient dans un milieu punk gangréné par une certaine codification du contenu et de l’esthétique, mais gardaient une approche totalement originale, dans leur musique comme dans ce qu’ils sortaient sur leur label. Ce côté électron libre m’a beaucoup plu.
Une fois Mon Cul lancé, on a tout appris sur le tas, avec une approche très proche du punk. On voulait que les albums soient vendus au plus bas prix possible sans que ce soit de la musique au rabais. Les vinyles Mon Cul coûtent à sept ou huit euros, alors qu’à la FNAC le prix moyen tourne plutôt autour de vingt euros – et en plus, c’est de la merde. »
Diffusion de Mon Cul
« Les tirages n’ont guère évolué depuis les débuts du label : 500 exemplaires pour les vinyles, 1 000 pour les CD et entre 50 et 200 pour les cassettes. On ne s’est jamais posé la question d’en produire davantage. Par contre, le rythme des sorties s’est intensifié. Aujourd’hui, le label sort environ un album par mois.
Ces tirages peuvent paraître faibles, mais ils reflètent une réalité avec laquelle on compose : Mon Cul reste forcément cantonné à un public de connaisseurs. On vit dans une société aux principes incompatibles avec nos manières de faire, ce qui restreint drastiquement notre diffusion. D’autant qu’on n’a pas de distributeurs – tout le travail de diffusion repose entre nos mains. Dans ces conditions, pas facile de sortir d’un petit cercle de passionnés. Sinon via Internet : toutes les productions Mon Cul sont ainsi disponibles en téléchargement gratuit5.
Pour les fondateurs de Mon Cul, le net a toujours été synonyme de gratuité. Personnellement, je me contrefous de l’idée de propriété intellectuelle, et je trouve aberrant que tout se marchandise sur Internet. Et cette diffusion rend service aux groupes : elle leur permet notamment de remplir des salles de concert. Ce sont les grosses boîtes qui pâtissent du téléchargement, pas nous. Et quand celles-ci auront coulé, ce qui est inéluctable, on sera toujours là. »
Solitude dans Mon Cul ?
« Je me retrouve aujourd’hui un peu seul à gérer le label. Le collectif de départ se charge encore de certaines tâches, à l’occasion, comme le graphisme des disques, l’organisation des concerts ou l’assemblage des pochettes. Mais pas davantage. Et je m’occupe désormais en solo de tout ce qui a trait à la partie disque.
Le label, nous l’avons lancé à trois : Snug6, Geoffroy7 et moi. Quand on recevait une proposition musicale, chacun l’écoutait ; si l’un de nous était conquis, on la sortait. Cette méthode permettait de désamorcer un éventuel conflit et de diversifier le contenu. Mais au fil du temps, le collectif s’est effrité : les deux autres n’avaient plus tellement envie de se frotter à la logistique, de faire les paquets, de gérer les disques, etc. C’est compréhensible, ce n’est pas toujours passionnant de s’en s’occuper. Mais moi, j’adore ça. J’en profite pour personnaliser les envois, en ajoutant aux paquets des petits objets récupérés dans la rue. »
Et Mon Cul, c’est du vinyle ?
« Je suis très nostalgique des anciennes manières de faire. La disparition des vieilles technologies me rend triste, tandis que les ’’réseaux sociaux’’ et les téléphones dernier cri me débectent. C’est pour ça que je glisse des morceaux de pellicule cinéma dans certaines pochettes de disques de Mon Cul. Une manière de dire : ’’Pensez-y, ça a existé.’’
Avec le vinyle, on touche à quelque chose qui me tient encore plus à cœur. Ce format est en train de disparaître, même si l’industrie du disque essaye de nous vendre son soi-disant retour. Il est pourtant beaucoup moins obsolète qu’un fichier MP3 ou qu’un CD. Et un vinyle dure plus longtemps qu’un disque dur ; c’est en réalité le moyen le plus sûr pour stocker durablement une information sonore.
Je suis aussi attaché à l’objet, à ce format qui permet de faire des créations magnifiques. Mais, outre son prix, il y a un hic : tu ne peux pas maîtriser tout le processus. Pour l’étape du pressage, je suis obligé de recourir aux services d’une entreprise. Soit des grosses boîtes, généralement en République Tchèque. Soit un artisan d’Aix-en-Provence, le dernier à faire ça en solitaire. Avec ce dernier, il ne faut pas être pressé : il ne travaille pas dans l’urgence. Je jongle donc entre les deux solutions, sachant que la première n’est pas politiquement satisfaisante.
Le marché du pressage vinyle en France s’est vraiment détérioré. Les dernières entreprises spécialisées ont fait faillite vers 2005 et la plupart ont été rachetées par MPO, une grosse boîte qui a des liens avec l’extrême-droite. Si tu veux presser en France, tu n’as finalement que deux choix : MPO ou l’artisan d’Aix-en-Provence. Et beaucoup de petits groupes finissent par presser leurs disques en République Tchèque ou chez MPO, sans réfléchir à ce que ça implique.
Il y a un positionnement politique évident dans le fait de privilégier le local plutôt que le lointain, l’artisan plutôt que la grosse entreprise. Ce sont pourtant des choses qui nous échappent de plus en plus. Souvent, tu n’as plus le choix. Par exemple, tu ne peux plus faire dupliquer des cassettes par des usines en France, ça n’existe plus. C’est rageant. »
La politique de Mon Cul
« Quand on a lancé Mon Cul, certains principes nous semblaient évidents – entre autres, le téléchargement gratuit et le refus d’une approche spectaculaire. Mais on n’était pas forcément d’accord sur d’autres points, notamment sur le fait d’afficher ouvertement notre positionnement politique. Le jour où j’ai posté une vidéo de Pierre Carles sur le site du label, Geoffroy n’a pas apprécié. Lui qui ne s’intéresse pas à la politique estimait que ça ne rimait à rien. Que notre démarche parlait d’elle-même, en quelque sorte (même si je ne suis pas certain que lui pose son point de vue en ces termes).
C’est un débat qui a aussi existé au sein des Potagers Natures. D’un côté, il y avait ceux qui voulaient mettre des mots sur leur radicalité et leur démarche ; de l’autre, ceux qui pensaient que le label se suffisait à lui-même, qu’il n’y avait pas besoin de sous-titres. Personnellement, j’oscille entre les deux. Il m’arrive souvent de mettre des mots sur notre démarche, notamment via la newsletter de Mon Cul, mais j’estime aussi qu’un disque sans discours explicite peut être profondément subversif. »
Vivre de Mon Cul ?
« Le label est autonome financièrement, mais la question de vivre de Mon Cul ne s’est jamais posée. La plupart des gens que je connais qui vivent de leur musique sont au RSA et font quelques concerts au black pour mettre du beurre dans les haricots. Certains s’en sortent mieux, comme Geoffroy qui joue dans Jessica 93 et accepte l’idée d’une professionnalisation. Je n’y suis pas opposé par principe. Et puis, Geoffroy est quelqu’un qui ne peut pas faire autre chose que de la musique – il y a un moment où il faut bien qu’il trouve de l’argent quelque part.
De mon côté, je viens d’accepter un emploi stable et peu prenant : agent d’accueil au Centre Pompidou. J’en avais marre de galérer pour joindre les deux bouts. Et je n’ai aucune envie de faire des compromis avec Mon Cul ou mes groupes ; mes choix sont donc restreints.
De toute manière, la sphère marchande de la musique est fondamentalement dégueulasse et mafieuse, des maisons de disques aux magazines fonctionnant au copinage. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. Je préfère ne pas me soucier de l’économique pour la musique et le label. C’est toute ma vie, et je ne me vois pas la mettre en péril pour quelques euros. En un sens, j’ai acheté ma radicalité avec un boulot. »
La scène « noise » et Mon Cul
« Cette scène qu’on qualifie de noise a toujours été remuante, avec plein de groupes underground faisant des trucs intéressants dans leur coin. Mais j’ai l’impression qu’elle monte en puissance, et un certain nombre de groupes s’amusent à jouer avec les codes du genre. Comme cela reste une petite scène, nous sommes aussi très connectés les uns aux autres, via quelques places fortes géographiques.
Prenons l’exemple d’Amiens. C’est une ville qui bouge bien, notamment avec Headwar, un groupe important, plein de rage, qui a marqué beaucoup de gens et dont on a sorti plusieurs disques. Ses membres ne cherchent pas à se faire connaître : ils se contentent de faire un maximum de concerts et de sortir de disques. Tout le monde est fauché dans le groupe ? Qu’importe, il reste la musique, les copains, les copines et les odeurs de pieds.
Amiens est une ville à la créativité musicale étonnante. Au regard du marasme social qui pèse sur l’endroit, cette vitalité a quelque chose d’encourageant. J’avais même proposé au journal Fakir une chronique sur un squat très vivant de la ville, alors en instance d’expulsion : les Marmottes. Le canard est basé à Amiens, je pensais donc que ma proposition pourrait intéresser la rédaction. Mais on ne m’a jamais répondu. Sans doute parce que son fondateur, François Ruffin, a du mal à voir ce que la musique peut porter de subversif quand il ne s’agit pas de Jean Ferrat. Ce préjugé est très répandu dans le milieu militant et je trouve ça dommage. Parce qu’un micro-label ressemble finalement beaucoup à un petit journal alternatif : il remue les choses, crée des liens, des structures parallèles. Il me semble qu’on ne peut produire de contre-proposition politique sans contre-proposition culturelle ; se contenter de nullités comme Zebda ou Tryo se révèle en tout cas plus qu’insuffisant. »
Mon Cul vous dit merde !
« Réduire les intermédiaires et privilégier les réseaux de diffusion alternatifs impose de se donner beaucoup de mal. La structure n’est sinon pas viable. Par exemple, il faut tenir des tables lors des concerts, puisque c’est là qu’on vend le plus de disques. Ça prend beaucoup de temps, mais c’est la règle du jeu si on ne veut pas trahir nos principes de départ. On le disait d’ailleurs dans un de nos premiers textes : ’’Nous créons notre propre label pour ne pas avoir à déléguer notre travail.’’
Ce texte est intéressant parce qu’il mêlait sérieux et déconne. Il commençait par ’’nous sommes totalement indépendants’’ et se concluait par ’’allez vous faire foutre’’. Ça nous faisait marrer, mais ça correspondait aussi à une réalité : créer Mon Cul était une forme de bras d’honneur. Façon : ’’Qu’ils aillent tous se faire foutre ! On va sortir des bons disques, et peu importe si on ne fait pas ça dans les règles !’’
- Pochette signée Snug
Le fait que le maire de ma ville me menace de poursuites judiciaires parce que je l’ai insulté dans la newsletter8 découle de cette même logique. Il s’agit de foncer sans se soucier de la dimension légale. Mon Cul n’a même pas d’existence officielle, et on a toujours refusé de se constituer en association. La création ne doit en aucun cas se mélanger aux papiers officiels. Est-ce que Dada se souciait d’être reconnu par l’État ?
On refuse donc tout rapport avec le pouvoir. Dans l’idéal, il faudrait aussi n’avoir aucun rapport avec une structure marchande. Finalement, le pressage est le seul point sur lequel on transige ; on n’a malheureusement pas le choix. Tant qu’on vit dans une société capitaliste marchande, ce rapport à l’argent ne peut totalement disparaître.
C’est là mon grand désaccord avec pas mal d’autonomes qui me regardent de haut parce que je ne pratique pas le prix libre. J’y vois un dogmatisme radical face à des structures pourtant intéressantes. Par exemple, je ne peux pas tenir une table de distro dans certains squats comme le Transfo à Bagnolet, parce qu’ils imposent le prix libre. Sauf que je ne vends pas seulement les productions de Mon Cul, mais aussi des disques qui viennent de l’autre bout de la planète, notamment ceux du label Mississippi Records. Je ne peux aucunement les proposer à prix libre (même si je m’adapte quand quelqu’un n’a pas assez d’argent). Ce n’est pas une question de bénéfice – je n’en fais aucun – mais de survie de Mon Cul. »
En rapport sur A11 :
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1 Par le passé, il a notamment joué dans Unlogistic, Ghost Mice ou Micropénis. Aujourd’hui, il continue à se produire avec La Fraction et Besoin Dead (le petit dernier).
2 Lavigna, La Voie Lamarque, TOFU 01, 2009.
3 Les ami-e-s de Mon Cul, Compile à deux balles, TOFU 03, 2009.
4 Les Potagers Natures ont accordé un entretien à Article11 : « Archiver l’effervescence musicale ».
5 Tous les disques sont téléchargeables gratuitement sur http://moncul.org.
6 David Snug est dessinateur de BD et le principal graphiste du label. Cet ancien chanteur de Dr Snuggle & MC Jacqueline officie aujourd’hui dans Trotski Nautique.
7 Geoffroy Laporte a joué dans de nombreux groupes, dont Jessica 93 – son projet solo – et Missfist.
8 Cette newsletter faisait suite aux prises de position du maire UMP de Neuilly-Plaisance, Christian Demuynck, favorable à l’expulsion d’un camp rom à Rosny-sous-Bois et plaidant pour l’installation de caméras de surveillance pour qu’elle demeure « la ville la plus sûre du 93 ».