ARTICLE11
 
 

samedi 27 octobre 2012

Le Cri du Gonze

posté à 18h06, par Lémi
13 commentaires

Little Walter le grand

«  Il y avait quelque chose de magique dans son jeu, il obtenait des sons si différents. Oh, c’était le plus grand. » Le géant du blues Muddy Waters n’avait pas le compliment facile ; pourtant, les louanges pleuvaient dès qu’il évoquait Little Walter. C’est que, comme ses contemporains, il était sous le charme du plus grand joueur d’harmonica de tous les temps. Un sorcier, pas moins.

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1967, quelque part en Europe. Ils sont quatre sur scène, sérieux comme des papes, fringués comme des rois. Trois d’entre eux sont immobiles et glacés, cool as ice, tellement impassibles qu’ils foutent presque les jetons (oh, ce batteur, quel poseur...). Mais le petit dernier, au centre, n’est pas taillé dans le même bois : il a beau rester à sa place, plus ou moins affalé sur son ampli, lui dégage une impression de bougeotte éminemment contagieuse. L’harmonica à la bouche, il ondule, vibre, papillonne des paupières, bat la mesure du pied, puis du poignet, le corps agité de tics et de petits soubresauts du plus bel effet. Un cas typique de possession, sans esbroufe, ô combien plus convaincant que la nana dans L’Exorciste : quand il souffle dans son instrument, une force supérieure s’empare de lui, le transcende. Jusqu’à ses oreilles qui semblent s’agiter sous la force de sa musique. Ils sont quatre à jouer (dont le croustillant Hound Dog Taylor, le guitariste à sa droite), mais lui seul existe, plante ses banderilles sonores tel un matador du blues : le grand Little Walter.

Pour ce concert, Bukka White l’a précédé sur scène – c’est le Monsieur au pull chicos qui le dit : « C’était Bukka White, qui vous a donné sa version du blues du Sud. Et maintenant on va remonter vers le Nord, faire toute la route jusqu’à Chicago, Illinois. Je vous offre un gentleman qui porte le nom de Little Walter. » Le discret guitariste au fier chandail ne s’y trompe pas quand il insiste sur ce qui différencie les deux bluesmen, à savoir leur polarité géographique : Bukka White1 était un adepte du country blues le plus dépouillé, celui qui avait pris racine dans les territoires les plus isolés et mystérieux du Delta du Mississippi, au Sud du Sud des États-Unis. Little Walter, au contraire, fut parmi les premiers – avec Muddy Waters et Howlin’ Wolf - à électriser une musique née en terre rurale, à la tremper dans un milieu urbain sans pour autant la dénaturer, dès la fin des années 1940. Un prélude au rock’n’roll. Et une époque d’expérimentation tout azimut. Chicago était alors (dans les années 1940 et 1950) le centre du monde musical (et donc le centre du monde tout court). Ce qui explique pourquoi ils furent si nombreux à y rappliquer ventre à terre (Muddy, Wolf, Otis Spann, etc.)2.

Little Walter est né en 1930 et s’est taillé une réputation d’harmoniciste frappadingue à la vitesse du tatou au galop. À 17 ans, il jouait déjà dans le mythique groupe de Muddy Waters ; ce n’est pas rien. Ce dernier l’avait repéré alors qu’il jouait dans Maxwell Street, à Chicago, et avait été émerveillé par sa virtuosité – «  Quand je l’ai rencontré, il ne buvait que du Pepsi Cola. Juste un enfant. Et je vais te dire, j’avais le meilleur joueur d’harmonica du milieu, mec3  ».

Muddy n’était pas le seul à frissonner devant le talent de Little Walter. Tous ceux qui l’ont approché du temps de son éphémère grandeur en sont restés babas. Les joueurs d’harmonica ne comprenaient pas comment il pouvait faire mugir son instrument de cette manière, avec une telle puissance, une telle science du beat. Les autres étaient subjugués par ses innovations en cascade (il fut notamment le premier à véritablement amplifier son harmonica pour enregistrer) et les sons étranges - entre corne de brume et gémissement plaintif - qu’il parvenait à tirer de son instrument. Même Howlin’ Wolf4 y alla de son épitaphe admirative « Il aurait pu être le plus grand. Je n’aime pas déballer sur quelqu’un, mais ce garçon aurait pu être au sommet du blues. Jeune, beau, les femmes venaient pour lui. Mais l’alcool et la drogue l’ont démoli.  »

Yep, Little Walter était un mec bourré de fêlures. Il se battait tout le temps, picolait comme un sagouin et se révélait généralement ingérable en soirée. Il est en d’ailleurs mort : il partit grignoter les pissenlits par la racine assez tôt, en 1968, après une bagarre plutôt bénigne (les médecins estimèrent que les coups reçus avaient réveillé un traumatisme crânien antérieur). Mais dès qu’il avait un harmonica au bec, la magie l’empoignait et ne le lâchait plus. Il n’est qu’à entendre son « Boogie » (ci-dessus), son duo avec Koko Taylor ou bien, dans un registre plus léger, son grand tube « My Babe » (ci-dessous ; c’est également lui au chant), pour s’en convaincre.

Il est souvent question de magie noire ou de vaudou dans le blues : Robert Johnson et son fameux pacte avec le diable, Muddy Waters et son « Hoochie Coochie Man » (terme désignant une sorte de sorcier) ou bien Memphis Minnie et son « Hoodoo Lady blues » (entre mille exemples). Pour Little Walter, c’est différent : il n’a pas spécialement chanté la magie, mais ses contemporains voyaient en lui un être à part, béni des astres, s’entendant pour pointer une dimension surnaturelle dans son talent. Comme si la magie musicale qu’il déchaînait dépassait le simple entendement humain. As said Muddy Waters : « Il y avait quelque chose de magique dans son jeu... il obtenait des sons si différents. Oh, c’était le plus grand.  » Lui n’a jamais revendiqué cette dimension (à l’inverse de Robert Johnson, par exemple), mais elle lui a collé aux basques et continue à le faire. D’ailleurs, moi-même, je ne suis pas loin d’y souscrire : ce son d’harmonica, c’est pas humain, non ? C’est plus que ça...

Et puisqu’on parle de magie et d’harmonica, il serait dommage, voire impensable, de ne pas évoquer celui qui a précédé Little Walter et fait figure de précurseur : Sonny Boy Williamson II, vieux de la vieille, bagout surpuissant. Lui aussi avait un jeu d’harmonica trempé dans le génie et était réputé pour son tempérament éthylo-fouteur de merde. Et, lui aussi, sur scène, déclenchait une avalanche de frissons quand il empoignait son harmonica. Bing, dans tes tripes :



1 Dont je te parlais ICI.

2 Robert Gordon, biographe de Muddy Waters, désignait Chicago comme « La deuxième maison des natifs du Delta ».

3 Les citations sont issues de Feel Like Going Home , de Peter Guralnick. Rivages rouge, 2009. Une bible.

4 Dont je te parlais ICI.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 27 octobre 2012 à 21h53, par pièce détachée

    Sonny Boy Williamson II, « précurseur » ? Il s’appelait Alex « Rice » Miller, et a adopté ce pseudo pour tirer parti de la popularité de son prédécesseur John Lee « Sonny Boy » Williamson, le « Sonny I », donc (la pratique était relativement fréquente). Ceci dit, il émane de toute la personne de « Sonny II » une sensualité raffinée de lutin fantasque. Son jeu d’harmonica ? « Pour lui seul mon cœur est de sucre et de confiture, et pour tous les autres un dur caillou » (© Don Quichotte).

    Et puis : tiens ?... quelqu’un à qui le nom d’Otis Spann dit quelque chose... En vérité je te le dis, cela te sera compté le jour du Jugement dernier.

    Ô Lôôôrd.

    • jeudi 1er novembre 2012 à 14h25, par lémi

      Ah ces Sonny Boy, ils s’entremêlent toujours. Sache cependant que le 2 est né avant le 1 (deux ou quinze ans avant selon les versions), alors je trouve plus juste de donner l’aïeulité à celui, qu’en outre, je préfère largement question frissons. C’est peut être musicalement faux, mais je ne tiens pas plus que ça à la vérité quand Sonny Boy II chante. As said Don Quichotte...

      Otis Spann, O Lord, débarquera un jour en ces chroniques, j’en fais le serment. J’accumule j’accumule des « dossiers » sur lui et toujours il brille, humainement et musicalement.

      • vendredi 2 novembre 2012 à 01h51, par pièce détachée

        Oui je sais je sais — si tant est qu’une date de naissance donne la préséance dans l’inspiration (au hasard : Paul Guth est peut-être né avant René Char), et que nos niggers aient eu quelque chose à foutre de la leur (quand ils pouvaient la décliner dans les termes de nos étranges calendriers). L’amplitude un rien extravagante de deux à quinze ans signifie qu’on est dans le mythe. On peut aussi penser, mais je n’y connais rien, que le génie de l’aîné s’est accroché à la renommée déjà faite du cadet, au point de reprendre le nom de famille de celui-ci (Williamson), à la demande de sa maison de disques si j’en crois mes sources maigres. Apparemment, ces formes de concurrence ne posaient pas trop de problèmes juridiques (même topo avec Little Walter).

        Vu d’ici maintenant, c’est sûr que Sonny Boy Williamson II n’avait pas besoin de tout ça pour confire le cœur de Don Quichotte, mais je trouve rigolo de le savoir, ô Lord.

        • lundi 5 novembre 2012 à 11h50, par Lémi

          C’est en forgeant des hypothèses sur d’âcres bluesmen aux noms jumeaux qu’on devient forgeron de l’âme, disait justement Don Quichotte. Nous y voilà.



  • mardi 30 octobre 2012 à 13h23, par larry1107

    si vous aimez l’harmonica, je vous invite à chercher le clip de Big Mama avec John Lee hooker et d’autres .

    bonne journée

    • jeudi 1er novembre 2012 à 14h29, par lémi

      Ah, Big Mama, l’immense Big Mama, c’est en quelque sorte la mère de ces chroniques musicales, ce fut la première, il y a un bail (ICI).

      Le clip mentionné est ICI, et il balance effectivement du steak, de quoi se donner un bon coup de boost au moment d’aller manifester Aéroport du côté de chez Solférino. Taïaut.

      • samedi 3 novembre 2012 à 17h50, par el mexicano

        Cher Lémi,

        je viens d’aller voir l’article sur Big Mama Thornton, excellent -connais-tu « Bear Cat » que Rufus Thomas enregistra chez Sun en 1953 en réponse à « Hound Dog » ? littéralement, du blues rockabilly... Bref, tout ceci pour dire qu’il faudra sans doute envisager, un jour ou l’autre, de rendre hommage à une autre très grande dame du rhythm ’n blues nommée Big Maybelle.

        • lundi 5 novembre 2012 à 11h45, par Lémi

          Fantastique Rufus Thomas (indeed), merveilleuse Big Maybelle (ô combien), lumineux Otis Spann... Mais comment je fais, moi, si à chaque billet on me réoriente vers des dizaines de pistes alléchantes ? Je vais me noyer dans le blues, voilà tout...

          Blague à part, le morceau de Rufus Thomas (ICI) enlumine mon lundi matin malgré l’évidente maltraitance d’un félin innocent. C’est pas rien.

          • mercredi 7 novembre 2012 à 20h43, par un-e anonyme

            Te noyer dans le blues ? et pourquoi pas ? d’autant que, si j’ai bien lu, tu es censé tenir une rubrique blues tous les samedis, non ? Té, vé, je vais m’écouter de ce pas quelques plages de la flamboyante LaVern Baker : à ta santé, collègue !



  • samedi 6 juillet 2013 à 18h28, par bigbigfifi

    Little Walter est le Mozart de l’harmonica et je vous invite à toutfoutre en l’air et à aller écouter, avec un
    whisky sec, Lights out. Personne n’a joué comme lui.
    Sans doute Big Walter Horton a été un très grand mais
    Little a été un génie. Mort à 37 ans, il utilise l’harmonica comme un trombone.Depuis, Alan WILSON a essayé
    de faire mieux mais les Walter ne courent pas les rues de
    Chicago.



  • samedi 6 juillet 2013 à 18h41, par bigbigfifi

    Si vous aimez le blues et l’horminica, allez sur les 2
    disques de HookerNheat.

    • dimanche 27 octobre 2013 à 10h54, par bigbigfifi

      Je ne supporte plus qu’on jette Sonny Boy WILLIAMSON aux
      enfers et qu’on le considère comme un alcoolique vulgaire.
      Allez voir le clip Nine Below Zéro."The girl she put me
      down, without a dime". Come on Sonny pour l’éternité.



  • jeudi 5 décembre 2013 à 13h36, par louison

    cool l’article, par contre zarbi cette photo n&b de Little Walter avec un ampli mesa boogie des années... 2000 !

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