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mercredi 11 septembre 2013

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posté à 16h15, par Serge Quadruppani
3 commentaires

Le retour des délocalisés (une Zone à Défendre : la Planète - 3/3)

Partout, des communautés humaines – réunissant gens du cru et d’ailleurs – s’insurgent contre l’exploitation capitaliste du temps et de l’espace. La résistance aux aménageurs libère d’autres possibles pour la planète. Après « Il n’y a pas de luttes locales » (dans le n°11 d’A11) et « Richesse des possibles dans les luttes de territoire » (n°12), voici l’ultime volet d’une réflexion en trois parties.

Ce texte a été publié dans le numéro 13 de la version papier d’Article11, imprimé en juillet 2013. C’est l’ultime opus d’une série en trois parties, intitulée « Une Zone à Défendre : La planète ». L’épisode 1, « Il n’y a pas de luttes locales », a été mis en ligne lundi (à lire ICI) et l’épisode 2, « Richesse des possibles dans les luttes de territoire » (à lire ICI), hier.

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Le 2 août 2012, à la tête d’un groupe de manifestants, un triporteur équipé d’un puissant mégaphone fait irruption piazza della Vittoria à Tarente1. Le cortège interrompt l’habituelle grand-messe funéraire de travailleurs défendant leur usine condamnée à la fermeture. Et il contraint à la fuite les secrétaires nationaux des trois principales confédérations syndicales. L’usine en question doit fermer sur ordre de la magistrature. Il s’agit de l’Ilva (ex-Italsider), la plus grosse aciérie d’Italie. Dans cette région des Pouilles, où le chômage touche 50 % de la population active, elle représente, directement ou indirectement, plus de 21 000 emplois. Point crucial : ses émanations sont responsables de la mort par cancer d’au moins 283 personnes en treize ans.

Contre l’union sacrée des syndicats, des partis de gauche et de la famille Riva propriétaire de l’usine (qui a affrété des cars pour certaines manifestations), le triporteur (Apecar Piaggio) est devenu le symbole d’un mouvement rassemblant des travailleurs de l’usine et des habitants de la région. Tous unis autour du mot d’ordre : « Nous ne voulons pas échanger notre droit au travail contre le droit de respirer.  » Ces militants se sont réunis au sein du « Comité des citoyens et travailleurs libres et pensants », lequel exige que l’usine soit fermée tant qu’elle est dangereuse et que les ouvriers soient payés durant l’intervalle. D’une trentaine de personnes, dont quelques anciens des luttes des années 1970, le comité, de manifs en manifs (et malgré les interdictions frappant la tenue de celles-ci), a fini par rassembler deux bons milliers de personnes et par pouvoir compter sur le soutien d’environ un millier d’ouvriers (10 % des effectifs de l’usine).

On ne s’étonnera pas que ce combat ait éveillé nombre de sympathies dans la vallée de Suse, où les militants No-Tav sont confrontés à des employés de coopératives de la post-gauche qui creusent une montagne bourrée d’amiante et d’uranium en invoquant la nécessité de travailler. Mais il faut remonter bien loin en arrière pour trouver de semblables cas d’ouvriers menacés de fermeture ne se cramponnant pas purement et simplement à la défense de l’emploi, mais intégrant dans leur lutte des exigences qui sortent du cadre strict de l’usine. L’héritage des luttes des années 1970 n’est sans doute pas étranger à ce phénomène : à l’époque, les assemblées d’usine intervenaient sur tout le territoire, dans les questions de logement, de pollution, de coût de la vie2...

Le combat de 2012, lui, ne se caractérise pas par la centralité ouvrière : le mouvement de l’Apecar s’est imposé et développé non pas dans l’usine, même s’il est intervenu à ses portes, mais sur les places de la ville. Certes, la participation d’ouvriers s’est révélée décisive pour contrer l’unanimité productiviste syndicat-patronat. Mais c’est la présence en son sein d’habitants de la ville de tous milieux sociaux (avec une forte présence populaire) qui a permis de faire sentir, au moins en Italie, qu’une nouvelle manière de poser la question de la production se dessinait. Que produire ? Pour quoi faire ? À quel prix humain ? Ces questions, malgré l’involution actuelle3, ont commencé à être formulées jusqu’à pénétrer dans la vie de milliers de gens, qui ne sont pas prêts de les oublier. Espérons que se tissent de telles alliances ailleurs en Europe, mais aussi dans des pays comme la Chine, le Bangladesh ou le Brésil, où la surexploitation s’allie à la pollution.

Ainsi retrouve-t-on à Tarente l’un des traits essentiels des luttes de territoire, cette communauté rassemblant de multiples composantes en termes d’âge, de culture, de fonction dans la production, et que sa lutte même ancre dans des questions à la fois concrètes et universelles. Une communauté de gens « libres et pensants » qui se cherchent une langue et un imaginaire (le triporteur comme symbole du faible qui enfonce les défenses du fort) en rupture avec les langues de bois et les imaginaires trop idéologiques des luttes précédentes. Ce qui n’empêche pas d’en reprendre les rêves, et leur charge offensive : l’exigence d’être payé même si l’usine ne fonctionne plus apparaît comme l’un des nouveaux visages du revenu détaché de l’activité, revendication née dans les fabriques italiennes des années 1970.

Indignados espagnols, Occupy étasunien, printemps « érable », étudiants chiliens et britanniques, émeutiers turcs et brésiliens : face aux différents mouvements qui essaiment depuis le magnifique coup d’envoi des insurrections arabes, certains adoptent une posture hypercritique4. Cette dernière s’appuie sur une forme de marxisme fossilisé, qui continue à placer le salut final de l’humanité dans les mains d’une catégorie socio-économique : la « classe ouvrière ».

Or, s’il est une leçon à tirer des luttes ouvrières du siècle dernier, y compris sous leurs formes les plus radicales, c’est que la « classe qui abolit toutes les classes  » ne saurait être définie en termes socio-économiques. Le projet ouvrier de s’émanciper en tant qu’ouvrier (et donc en le restant) aura été sa force et sa limite : jamais, même dans ses formes les plus autonomes, il n’a posé la question du dépassement de la condition ouvrière, de la division du travail, de la nature des richesses méritant d’être produites. La restructuration mondiale, la segmentation de la production, l’importance prise par la sphère de la circulation dans le processus de valorisation ou l’essor du general intellect mettent désormais en lumière une faiblesse présente dès le début dans le marxisme vulgaire : l’idée fausse qu’une position particulière dans la production donnerait à ceux qui l’occupent – et à eux seuls – le pouvoir de défendre les intérêts de l’humanité, simplement en défendant leurs propres intérêts.

Aujourd’hui, ceux à qui on a fait, pour reprendre la formule de Marx, non pas « un tort particulier » mais « un tort général », ne sont pas forcément exécutants salariés dans la production matérielle. Selon la place qu’ils occupent dans la production, ils peuvent apporter telle richesse culturelle ou telles capacités aux processus de lutte. Mais ce qui compte, à la fin, si l’on doit définir un sujet capable de transformer le monde, c’est d’abord la constitution dans la pratique d’une communauté de subjectivités sociales très diverses, dont la manière d’être ensemble se situe déjà hors des logiques dominantes. Ce qui compte ensuite, ce sont les processus auxquels cette communauté s’oppose, ceux du capitalisme tardif, dans sa fuite en avant vers le néant : la marchandisation du vivant, le développement exponentiel de la technoscience, la destruction des territoires… En défendant les arbres de Gezi Park ou la qualité de l’air de Tarente, des Stambouliotes et des Tarentais s’opposent aux mêmes logiques. Dans une société devenue de part en part usine à produire de la valeur, les forces sociales qui changeront la face du monde ne se se définissent pas aujourd’hui par leur place dans la production, mais par leur capacité à construire du commun contre un ennemi commun.

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NDLR : Cet article est illustré en page d’accueil par un détail d’une peinture de Marcel Dzama, peintre canadien contemporain.



1 On peut visionner la scène ici .

2 Ainsi que le notent les amis ouvriéristes de Mouvement Communiste dans le numéro 37 de la revue du même nom. Leur récit synthétique de l’affaire tarentaise m’a fourni des précisions bienvenues.

3 Une partie du mouvement a milité pour un référendum envisageant la fermeture de l’Ilva. Il a finalement eu lieu, mais a fait un flop : moins de 20 % de votants, quorum non atteint. La magistrature étant revenue sur sa décision d’interdiction, l’usine fonctionne toujours plus ou moins.

4 Voir par exemple « Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même », article de Thomas Frank publié par Le Monde diplomatique en janvier 2013.


COMMENTAIRES

 


  • « l’idée fausse qu’une position particulière dans la production donnerait à ceux qui l’occupent – et à eux seuls – le pouvoir de défendre les intérêts de l’humanité, simplement en défendant leurs propres intérêts. » dites-vous...

    Or, ce résumé résume pour l’essentiel des stéréotypes, avant tout, il ne s’agissait pas d’être ou de rester ouvrier...

    Par exemple :

    1963 : « Maintenant face à la classe ouvrière, et sans aucune possibilité de médiation, il y a toute la société du capital. Finalement c’est un renversement du rapport : la seule chose vis-à-vis de laquelle l’intérêt général ne réussit pas à opérer de médiation, c’est l’irréductible partialité de l’intérêt ouvrier. De là cet appel bourgeois au bon sens social pour contrer les revendications sectorielles des ouvriers. On voudrait établir entre capital et travail ce même rapport qu’on trouve à un certain niveau entre capital social et capitalistes individuels : un rapport toujours « dialectique », comme disent les fonctionnaires. En fait, à partir du moment où le travail global accepte de participer raisonnablement au développement général, il finit par remplir le rôle de n’importe quelle partie aliquote du capital social global. Tout ce à quoi l’on arrive par cette méthode, c’est à un développement le plus rationnellement équilibré possible de l’ensemble du capital. Dans ces conditions, la classe ouvrière doit au contraire s’organiser consciemment comme l’élément irrationnel au sein de la rationalité spécifique de la production capitaliste. Il faut que la rationalité croissante du capitalisme moderne trouve sa limite insurmontable dans l’irrationalité croissante des ouvriers organisés, c’est-à-dire dans leur refus d’une intégration politique à l’intérieur du développement économique du système. De sorte que la classe ouvrière devient la seule anarchie que le capitalisme ne parvient pas à organiser socialement. La tâche du mouvement ouvrier consiste à organiser scientifiquement cette anarchie ouvrière à l’intérieur de la production capitaliste et à la gérer politiquement. En fonction du modèle qu’offre la société organisée par le capital, le parti ouvrier ne peut être lui-même que l’organisation de l’anarchie, non plus à l’intérieur du capital, mais en dehors, c’est-à-dire en dehors de son développement. »

    (...)

    « Les ouvriers ne bougent pas s’ils ne se sentent pas organisés, c’est-à-dire s’ils ne se savent pas armés dans la lutte. Ce sont des gens sérieux qui ne vont jamais à la déroute ; ils représentent une classe sociale de producteurs et non pas une couche de misérables opprimés. Désormais ils ne bougeront pas tant qu’ils n’auront pas devant eux une planification de la révolution ainsi que son organisation explicite. Les programmes de parti ne servent à rien : il ne faut pas confondre la stratégie révolutionnaire avec une charte de revendications maximum ou minimum. Il ne s’agit pas de négocier aujourd’hui sur certains points isolés, pour contester demain le pouvoir dans son ensemble. C’est exactement le contraire : l’exigence de pouvoir doit précéder tout ; il n’y a que comme cela que tout s’organise pour la conquête du pouvoir. Il faut contester d’emblée sa domination politique à la classe dominante ; on pourra toujours ensuite négocier avec elle le terrain de la lutte aussi. »Le premier pas à faire reste toujours celui de retrouver cette partialité irréductible des ouvriers contre le système social du capital dans son ensemble. Rien ne se fera sans haine de classe : pas plus l’élaboration de la théorie que la pratique de l’organisation. Seul un point de vue rigoureusement ouvrier sera capable de comprendre et d’utiliser le mouvement global de la production capitaliste comme un moment particulier de la révolution ouvrière. Dans la science et dans la lutte seul un point de vue unilatéral est capable de faire accéder à la compréhension du tout et en même temps à sa destruction. Toute tentative de prise en charge de l’intérêt général qui céderait à la tentation de s’arrêter au niveau de la science sociale ne servirait, dans la meilleure hypothèse, qu’à inscrire le mouvement ouvrier à l’intérieur du développement du capital. L’action politique de classe des ouvriers peut même se permettre de ne plus avoir à affronter le problème du sectarisme. C’est la pensée ouvrière qui se doit d’être sectaire : elle doit faire partie de l’organisation systématique d’un pouvoir nouveau sous de nouvelles formes révolutionnaires. Il n’y a plus d’illusions possibles : au stade du capitalisme développé on ne peut parvenir à suivre les lois du mouvement du capital qu’en organisant une lutte de classe décisive contre toute la société capitaliste. L’analyse marxiste du capitalisme n’ira plus de l’avant si elle ne trouve pas une théorie ouvrière de la révolution. Et cela ne servira à rien si elle ne doit pas s’incarner dans des forces matérielles réelles. Et ces dernières n’existeront pas pour la société tant qu’elles n’auront pas été organisées politiquement en classe contre elle."



  • dimanche 15 septembre 2013 à 13h25, par Antigone

    Bonjour Serge,
    .
    J’appartiens grosso modo à la même génération que toi et Charles Reeve. Nous avons fait nos gammes à fin des années 60 - début 70 (nos trajectoires se sont croisées plus tard au temps de la Banquise). C’était une époque où le monde était coupé en deux blocs est/ouest, où il n’y avait pas de problème d’emploi de sorte que le discours politique prévalait sur le discours économique, où les luttes de classe étaient dominées par le stalinisme, celui du PC comme celui minoritaire des trotskystes et des maos, où il n’était pas concevable d’envisager une transformation de la société sans placer la notion de pouvoir ouvrier au centre du débat, même si beaucoup parmi les militants concernés n’étaient pas ouvriers.
    .
    Nous vivons aujourd’hui dans une autre époque où le monde est tout entier inclu dans un même espace marchand mais avec des disparités énormes d’un continent à l’autre, où le travail salarié disponible disparaît inexorablement au rythme de 3 emplois pour 2 créés dont un est souvent précaire, où les partis et syndicats traditionnels de la classe ouvrière ont gagné en représentation dans les rouages de l’Etat la crédibilité qu’ils ont perdue dans la société. On nous a fait croire que la lutte de classe, c’était lutter contre le patronat et ses profits... tout en nous rejouissant que la redistribution des bénéfices ait permis les congés payés, l’augmentation du pouvoir d’achat et les avantages sociaux. Cette « lutte de classes » était totalement intégrée au capitalisme et participait aux « 3 Glorieuses ».
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    La dialectique que nous avons apprise il y a 40 ans est devenue obsolète. Je ne le déplore pas, bien au contraire. Il faut voir le passé comme une maison qui a été dévastée. On doit emporter ce qui peut encore servir et laisser les photos, les souvenirs et la manière de penser et de s’exprimer auxquels ils étaient attachés. Au fond, ce ne sont que des choses, des réponses, bonnes ou mauvaises, qui ont été apportées à un moment donné de notre prise de conscience politique pour satisfaire des besoins. Laissons-les où elles sont, sans enterrement ni cérémonie. Abandonnons-les aux historiens et autres archéologues. Loin de tout a priori, ils sauront en faire bon usage lorsqu’ils tenteront de reconstituer les engagements et les errements de notre génération.
    .
    Mais si nous nous sommes souvent trompés de combat, si nous avons été incapables de répondre correctement et de prévoir la suite des événements, au moins aujourd’hui posons les bonnes questions, celles qui remettent en question l’argent, le travail salarié et cessent de nous rendre dépendants de l’économie : pas seulement « quoi produire ? » et « comment ? », mais aussi quel l’avenir peut avoir une société dont on a fait croire que les bénéfices et le bien-être proviennent directement du travail quand le système lui-même génère de moins en moins de travail ? Et alors que la paroie à laquelle nous tentons de nous accrocher se relève peu à peu et qu’on sait qu’elle finira par arriver à la verticale, faut-il défendre envers et contre tout le « droit au travail », c’est-à-dire le droit à continuer à se faire exploiter ? Je suis de ceux qui répondent « non ».
    .
    Résister à NDDL, à Val de Suse et ailleurs aux décisions autoritaires de l’Etat, à des projets mus par l’obsession de la compétitivité s’inscrit dans la même logique. C’est une obligation, certes, mais cela n’ouvre aucune alternative au système. Si l’on y réfléchit bien, il s’agit juste de contester un processus de survalorisation dans un petit territoire. Alors, prenons garde à notre tour à ne pas survaloriser ces luttes en les montant en épingle et en leur attribuant les vertus anti-capitalistes qu’elles n’ont pas. Reconnaissons que ce sont des dérivatifs à une lutte plus générale que nous sommes actuellement incapables de mener. Et d’ailleurs chacun sur le terrain y trouve ce qu’il veut bien y trouver pour se maintenir vivant, du Modem aux anars en passant par les Verts, les alters et les stals. Je le dis d’autant plus franchement que je participe aussi, de temps en temps, à la lutte à NDDL.
    .
    @ ++
    Antigone
    http://monde-antigone.centerblog.ne...

    • mercredi 18 septembre 2013 à 16h54, par Quadruppani

      « Contre l’aéroport et son monde » : il y a des milliers de gens qui se sont reconnus dans ce slogan. Ça me paraît bel et bien un slogan anticapitaliste, si laconique qu’il soit. Quant aux critiques de l’idéologie du travail, nous sommes un certain nombre à les partager, y compris beaucoup de monde sur la ZAD. Il ne faut pas surestimer le degré de conscience dans ces luttes, mais pas le sous-estimer non plus. Pour les raisons que j’ai dites dans ce texte, ces luttes objectivement, s’opposent au développement capitaliste. Et des dizaines de milliers de gens comprennent bien qu’il y a là une bataille pour une autre société. Après, que les idées ne soient pas claire sur celle-ci, c’est bien le moins. A nous tous de contribuer à l’éclaircissement nécessaire.

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