samedi 8 février 2014
Littérature
posté à 21h45, par
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C’est un morceau qui n’a l’air de rien. S’avance presque nu. Soit : le mix électro du carnet de bord sonore d’un certain Alain Damasio, écrivain s’étant isolé pour écrire un roman. On l’entend divaguer, s’encourager et poser les jalons de la bataille qu’il mène pour conduire cette œuvre à son terme. C’est un morceau qui n’a l’air de rien, mais qui très vite prend aux tripes.
Ce billet consacré à l’écrivain Alain Damasio fait suite à une première et modeste tentative de décryptage, publiée vendredi sur Article11 : « L’élixir Alain Damasio – 1/ Voies »
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« Point n’est besoin de quitter ta chambre, reste à ton bureau et écoute. Non, n’écoute même pas, attends. Non, n’attends même pas, reste là, immobile et solitaire. Et le monde défilera devant toi et se roulera à tes pieds, en extase. » (Franz Kafka)
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« Putain de merde, quoi... C’est quand même extraordinaire ! »
Il est 3 minutes 22 secondes sur Youtube et la voix vient de lâcher ses derniers mots – exit le monologue siphonné, la suite ne sera que point d’orgue électro.
Il est 3 minutes 22 secondes sur Youtube et ladite voix vient de condenser les 3 minutes 21 précédentes en une simple phrase. Avec une inflexion de tonalité assez drôle sur le « putain de meeerde, quoi », et un repli progressif sur le « c’est quand même extraordinaire ». Comme une respiration maousse, étirée d’enthousiasme.
Il est 3 minutes 22 secondes sur Youtube et je grésille - mouche bipède plaquée sur lampe néon, électrifiée par quelques phrases habillées d’un mix discret. Bzzz.
Il est 3 minutes 22 secondes sur Youtube et, pour la seizième fois aujourd’hui, je coupe le sifflet au reste du morceau (intitulé « Bora ») et reviens au début, en quête de sa voix. Proprement mesmérisé.
Il est deux heures du mat’ dans le monde réel et je m’interroge : la voix d’Alain Damasio serait-elle dotée de pouvoirs chamaniques ? De déclencheurs de frissons ? D’appeaux à enthousiasme ? Ou bien, est-ce moi qui ai un problème ? Qui développe une obsession malsaine ? Mystère et boule de Freud.
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Bien sûr, la fascination ne serait pas la même si je n’avais pas dévoré d’un souffle La Horde du contrevent, roman dont il est question dans le prêche damasien. Et je crois qu’elle serait considérablement amoindrie si je ne connaissais pas les circonstances dans lesquelles Damasio pérorait ainsi, en pleine création, in situ. Des circonstances que Rone, l’auteur du mix, a très bien résumé (ICI) :
« Quand Damasio s’est isolé dans une maison en corse pour écrire son deuxième roman, ’’La Horde du contrevent’’, il s’est enregistré sur un petit magnétophone. C’est un peu comme un journal intime... Il avait pris l’habitude de se parler à lui même pour lutter contre la solitude, parce qu’il s’est réellement (et volontairement) coupé du monde extérieur pendant presque neuf mois pour se consacrer à son livre. Sur ces enregistrements, étranges et fascinants, il se donne des conseils pour le futur (du genre « n’oublie jamais... » ou « souviens toi plus tard... »). Il y a des moments durs, de découragement, et des moments d’énergie pure, d’enthousiasme, de puissance, comme sur l’extrait que j’ai utilisé sur « Bora » et qui me touche encore beaucoup. J’ai récupéré les cassettes qui n’ont jamais été destinées à être diffusées et il a accepté que j’en fasse un morceau. »
Voilà, c’est tout con. Isolé dans une baraque corse pour quelques mois, un écrivain enregistre son carnet de création alors qu’il bataille sur son deuxième roman. Puis un musicien s’empare des bandes pour donner du relief à ce matériel. Dispositif minimum. Et c’est justement cet aspect brut, presque granitique, qui donne tant de puissance à la pépite en question.
- Machine à écrire chromatique ; invention de l’artiste américain Tyree Callahan
Les ingrédients de l’alchimie semblent faciles à pointer. Il y a l’urgence du débit, palpable de bout en bout, soulignée par un discret métronome électro. Il y a les idées qui se bousculent, se renversent, se complètent. Il y a les mots simples qui t’agrippent au passage - « Tu vis, alors autant vivre à fond ». Qui clament des évidences en les dépoussiérant. Et surtout, il y a la voix. Elle n’est pas spécialement belle, ni mélodique, mais quelque chose en elle aimante l’oreille. Son rythme, l’intensité qui l’habite. Possédée, plus déterminée qu’un pitbull croisant son premier chihuahua, presque ridicule par moments de trop en faire (citer Sartre quand on se parle à soi-même ? Faut en vouloir), elle semble pourtant totalement naturelle, en rien surjouée. Punaisée à La Horde du contrevent, elle ne fait qu’un avec l’ouvrage en construction, se coule dans son moule.
Ironie du sort : dans sa première édition sous l’égide de La Volte, La Horde du contrevent était accompagnée d’un bande originale, musique composée par Arno Alyvan et censée doubler la lecture d’un paysage sonore adapté (à écouter ICI). Belle tentative. Mais qui ne fonctionne pas, passant à côté du vif du sujet. Sans doute parce qu’il lui manque cette énergie fusionnelle qui transparaît de « Bora », capture impromptue et non-préméditée d’un moment d’abandon créateur.
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« Y a pas de secret », dit-il au début. C’est faux. Il y a un secret. Une folie, une magie, un truc purement irrationnel. Pour enfanter cette « énorme puissance d’univers » qu’il appelle de ses vœux, Damasio ne se contente pas de la discipline isolée et de l’ascèse (approche somme toute banale en milieu littéraire). Il y mêle autre chose, un tropisme créatif, une déraison agissante. Ses propres outils.
Damasio au boulot, ce n’est pas le Samuel Hall de Bashung, cet écrivain rabroué par sa compagne parce que son travail ne rapporte que des cacahouètes (et des haricots en boîte) :
Ce n’est pas Thomas Mann, qui voyait dans l’exercice d’écriture une terrible dépossession de soi, quasiment une mort : « Hélas, la littérature, c’est la mort ! Je ne comprendrai jamais comment on peut être asservi à elle sans la haïr amèrement ! La seule chose valable qu’elle m’ait apprise en fin de compte, c’est à concevoir la mort comme le moyen d’accéder à son contraire, la vie. Je frémis en pensant au jour, plus tellement éloigné d’ailleurs, où je devrais à nouveau m’enfermer avec elle, et je crains déjà que l’égoïsme sclérosant et le perfectionnisme ne tarderont guère à gagner du terrain. » (Lettre à Heinrich Mann, 13 février 1901)
Ce n’est pas Tolstoï qui, à force de les triturer, en venait à détester ses personnages : « Il va bien falloir en finir avec cette Anna Karénine idiote et assommante »1
Ce n’est pas Flaubert raturant ses manuscrits jusqu’au gribouillis psychotique, ni John Kennedy Toole lâchant l’affaire (au propre comme au figuré) parce qu’il ne croit pas suffisamment en son immense talent2. Non, c’est juste un écrivain oubliant le monde extérieur, ses prédécesseurs, sa famille, sa santé mentale, pour trouver sa propre voie narrative, la dérouler à ses propres conditions, sans concession. « Collé au vent, collé au vent, collé au vent, quoi ». Sa méthode n’est pas supérieure à celles d’autres écrivains, ni transposable à l’identique. Elle est unique, s’élabore dans la lutte solitaire, au service de Caracole, de Pietro de la Roca, de Golgoth, de la feuleuse Callirhoé Déicoon et des autres personnages de La Horde du contrevent. Réductible à nulle autre. C’est cela que l’on entend dans « Bora » : une trace en construction.
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Et pourtant, contre toute logique, cette voix mise en musique semble par instants dépasser le cadre du roman, briser le contextuel pour toucher à l’universel. Basculement. La Horde et ses personnages se font métaphores, symboles de quelque chose d’encore plus grand. D’une recherche ancestrale, celle de l’essence même de l’imaginaire. Cela semble niais formulé ainsi, j’en ai bien conscience, mais c’est exactement ce que je ressens en l’écoutant. Comme si, par une manœuvre alchimique des plus subtiles, Damasio et Rone avaient condensé en un titre la beauté de l’acte de création pensé comme bataille intérieure. J’exagère ? Si peu : « Putain de meeeerde, quoi... C’est quand même extraordinaire ! »
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Illustration de vignette : détail de « Lettre à mon fils », d’Asger Jorn, 1957
1 Cité par Thomas Mann dans une lettre à Georg Martin Richter, 6 février 1941.
2 Un triple ban pour La Conjuration des imbéciles et ce « gros enfoiré » d’Ignatius.