ARTICLE11
 
 

jeudi 5 janvier 2012

Vers le papier ?

posté à 16h03, par Lémi
5 commentaires

Entretien avec Maxime Jourdan : La presse sous La Commune

La Commune de Paris a été l’une des périodes historiques les plus fertiles en matière de presse. Du 18 mars 1871 à la Semaine Sanglante de mai 1871, une myriade de journaux ont accompagné l’insurrection. Rare exemple de libération collective de la parole. Pour creuser le sujet, la parole est à Maxime Jourdan, auteur de « Le Cri du peuple » (L’harmattan, 2005) et spécialiste de la Commune.

Cet entretien a été publié dans le numéro 5 de la version papier d’Article11.

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La Commune, âge d’or de la presse ?

«  Le Cri du peuple et Le Père Duchêne étaient les deux journaux les plus vendus sous la Commune. Le premier tirait régulièrement à 100 000 exemplaires, avec des pointes exceptionnelles à 120 000 – ce qui est énorme pour un journal circonscrit à Paris et exclusivement politique. Sans publicité, faits-divers ou romans feuilleton, il n’avait rien du côté sensationnaliste qui fera la fortune de la presse de la Belle époque ; il privilégiait une approche informative, listait les décrets de la Commune, dépêchait des reporters sur les combats etc.

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Le Père Duchêne tirait autour de 50 000 exemplaires, montant parfois jusqu’à 70 000. Lui privilégiait une plume plus truculente : il s’agissait de ressusciter le personnage inventé par Hébert1, un vieux marchand de fourneaux pour archétype de la figure populaire parisienne. Ensuite venaient Le Vengeur de Félix Pyat et Le Mot d’ordre d’Henri Rochefort, puis de nombreux autres titres qui, pour beaucoup, existaient déjà avant la Commune, dans l’opposition, parfois sous un autre nom. Il faut aussi noter la multiplication des parutions éphémères et instables : des feuilles, des placards, il y en a eu bien plus d’une centaine.

À l’époque, les journaux se partageaient. Ils passaient de main en main dans les ateliers ou au sein des bataillons. Pour un numéro vendu, il y avait peut-être sept, dix ou quinze lecteurs. Certains lisaient plusieurs journaux, les comparant en permanence les uns aux autres. Comme ces publications avaient des tempéraments et des styles très différents – beaucoup moins interchangeables que la presse actuelle –, les lecteurs tenaient à connaître chaque prise de position. »

Lecteurs éclairés

« On peine à imaginer le degré d’instruction et de politisation du peuple parisien à l’époque. Lues aujourd’hui, les lettres d’ouvriers fondeurs, de terrassiers, de tanneurs étonnent par leur maîtrise du français. Il y a des fautes d’orthographe, évidemment, mais la langue est très riche, avec une politisation diffuse. Ces gens, pour beaucoup, ont lu les théoriciens ou des abrégés de leur œuvre, ont fréquenté les réunions publiques, les cours du soir, etc. Si Le Cri du peuple se vend à 100 000 exemplaires alors qu’il est purement politique, c’est parce qu’il y a parmi les ouvriers des lecteurs qui veulent se plonger au cœur de la mêlée. Et ils sont capables de distinguer les plumes les plus connues. Il y a une belle scène dans L’Insurgé, où Vallès déambule dans les faubourgs parisiens, tendant l’oreille pour prendre la température. Et quand il entend « Vous ne trouvez pas qu’il a une patte ce Vallès, qu’il a le fil ?  », il est positivement ravi. Il est difficile d’imaginer une telle atmosphère de nos jours.

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Ce qui étonne, également, c’est la prégnance de la mémoire. Les vieux quarante-huitards2 racontent ce qu’ils ont vécu, les chambrées ouvrières sont des lieux de discussion politique, avec le journal qui tourne ou des lectures à haute voix. Cela se ressent aussi au niveau urbanistique : dès le 18 mars 1871, beaucoup de famille réinvestissent les quartiers centraux dont ils avaient été chassés à cause de l’haussmannisation et de la cherté des loyers. Même les incendies avaient une portée historique et symbolique très forte. Pourquoi incendier l’Hôtel de ville ? C’est là qu’avaient été proclamées toutes les révolutions depuis 1789, et il n’était pas question que la maison du peuple tombe aux mains des Versaillais. Pourquoi brûler les Tuileries ? Parce que le lieu symbolisait la monarchie.

Il y avait alors un poids de la mémoire historico-politique difficile à imaginer, influence encore accrue par la redécouverte des grands auteurs de la Révolution française sous le Second Empire. Il peut sembler absurde aujourd’hui que certains en soient venus aux mains parce qu’untel se proclamait dantonien ou hébertiste et un autre robespierriste, mais ça correspondait à une période d’effervescence faisant suite à la chape de plomb de l’Empire. »

Vallès & Le Cri du peuple

« Avec la Commune, Jules Vallès vit une lune de miel. Il le dit lui-même : il est vengé d’une existence d’ humiliations et de vingt ans de honte, avec le sentiment de vivre réellement pour la première fois de sa vie. Rappelons que le 18 mars 1871 correspond à un grand soupir collectif de soulagement : la ville est libérée, l’Empire est tombé. Vallès laisse alors couler sa plume, adopte une forme de lyrisme révolutionnaire. Son célèbre article sur la proclamation de la Commune, qui évoque « La fête nuptiale de l’idée et de la révolution », reflète l’air du temps : un peuple tout entier qui reprend ses droits, avec 200 000 personnes sur la place de l’Hôtel de ville en train d’acclamer les nouveaux élus et d’entonner « La Marseillaise » ou « Le Chant du départ »... Et Vallès transcrit parfaitement ce tableau, parce qu’il est ivre de joie, de bonheur, de poésie.

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Il y a deux moutures de son journal, Le Cri du peuple. Une première avant l’interdiction du 11 mars 18713, une seconde sous la Commune. Alors que Le Cri du peuple était à l’origine un journal d’opposition virulente, il cherche ensuite à trouver un point d’équilibre entre le fait d’affirmer un soutien à la Commune – pas question pour Vallès de la répudier – et celui de jouer le rôle d’aiguillon, quand le mouvement fait preuve de mollesse ou d’inattention. Pointer les erreurs sans pour autant passer pour un traître – un équilibre compliqué.

Après l’interdiction du 11 mars, il y a une période de latence, notamment entre le 18 mars et le 26, jour des élections de la Commune. Personne ne sait ce qui se passe, les gens se refusent à croire que l’armée versaillaise a bien quitté le lieux. Les rédacteurs ont peur de commettre des excès qui viendraient compromettre la révolution naissante. C’est à partir du 3 avril et de la calamiteuse sortie sur Versailles4 qu’une nouvelle fracture s’opère. On passe d’une guerre potentiellement offensive à un deuxième siège, un repli où il s’agit d’essayer de sauver ce qui peut encore l’être. L’équipe du Cri du peuple se cherche alors, entre les partisans de la conciliation avec Versailles et ceux de la guerre à outrance. Le 19 avril, Vallès, qui est véritablement écartelé – d’autant qu’il est élu de la Commune –, cède la rédaction à son lieutenant, Pierre Denis. Les articles de fond disparaissent alors peu à peu du Cri du peuple, remplacés par des nouvelles de guerre, des entrefilets, des brèves. »

Union sacrée ?

« Au tout début, il y a cette phase d’effusion lyrique qui n’est pas propre à Vallès : dans tous les journaux, on retrouve cette idée d’unité enthousiaste. Les critiques commencent à poindre courant avril, notamment autour de la conduite de la guerre, clairement défaillante. Autre accusation, relayée entre autres par Le Père Duchêne : pourquoi la Commune est-elle si molasse ? Pourquoi n’applique-t-on pas le décret des otages5 alors que les Versaillais continuent à fusiller leurs prisonniers ? Des dissonances apparaissent aussi quant aux réformes sociales. Les journaux Le Prolétaire et La Révolution politique et sociale reprochent ainsi à la Commune sa frilosité en la matière, estimant trop légères les quelques mesures prises – réquisition des ateliers vacants, récupération des objets de moins de vingt francs au Mont de Piété, gratuité de trois mois de loyer.

Les journalistes d’alors étaient généralement impliqués dans le champ politique ; il n’y avait pas de réelle professionnalisation ni d’autonomisation du champ journalistique. Les réunissait une même appartenance à l’opposition révolutionnaire sous le Second Empire. Être passé par Sainte Pélagie, la prison des politiques, valait carte de visite – c’était le cas de Vallès, Jean-Baptiste Clément, Henri Rochefort et de bien d’autres. Pendant la Commune, ces gens qui s’étaient côtoyés sous les verrous se retrouvent ensemble propulsés aux avant-postes. »

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Piste bibliographique : Maxime Jourdan a établi l’édition intégrale de Mes Cahiers rouges, souvenirs de la Commune, de Maxime Vuillaume. Ouvrage très conseillé publié à La Découverte en 2011 et chroniqué dans le numéro 5 de la version papier d’A11.

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Rubrique « Vers le papier » / dans les épisodes précédents :

Entretiens avec la « concurrence »
Premier épisode : Le Tigre, à lire ici.
Deuxième épisode : Revue Z, à lire ici.
Troisième épisode : Le Postillon, à lire ici.
Quatrième épisode : CQFD, à lire ici.
Cinquième épisode : Le Jouet Enragé, à lire ici.
Sixième épisode : La Brique, à lire ici.

Septième épisode : Entretien avec Steven Jezo-Vannier : « Les années 1970, âge d’or de la presse parallèle ? », à lire ici.
Huitième épisode : « La « fragile proposition » du Napoli Monitor », à lire ici.

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Vers le papier : sexe, presse and rock & roll !



1 Pendant la Révolution française, Le Père Duchesne de Jacques-René Hébert joua un rôle important en tant que « voix » officieuse du petit peuple parisien. Il se fondait sur le personnage du marchand de fourneau Duchesne, vociférant contre les injustices. 385 numéros furent publiés de 1790 à 1794.

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2 En référence à la révolution de février 1848, par laquelle le peuple de Paris dépose la Monarchie de juillet et proclame la Deuxième République.

3 Ce jour là, six journaux d’opposition – dont Le Cri du peuple et Le Père Duchêne – sont interdits par un décret spécial.

4 Le 3 avril 1871, les forces fédérées tentèrent de briser l’encerclement versaillais. Mal préparée et coordonnée, la sortie fut un cuisant échec.

5 Un décret fédéré du 5 avril prévoit « que toutes les personnes prévenues de complicité avec le gouvernement de Versailles … seront les otages du peuple de Paris  ».


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 5 janvier 2012 à 17h31, par un-e anonyme

    OK
    UVSQ s’offre ce mois-ci un relooking.
    Une très bonne performance au niveau de la jeunesse.
    Boucle est bouclée et c’est une vraie joie.



  • vendredi 6 janvier 2012 à 15h08, par wuwei

    Nous nous avons Article XI. ouais.......!



  • samedi 7 janvier 2012 à 22h09, par Linda Mondry

    Bonjour, je ne vois pas (peut-être suis-je aveugle ?) de rubrique où vous contacter. Mais en voilà une de journaliste libre, si vous en voulez : http://www.comingout-info.be/2011/1...

    C’est mon travail, merci.

    Linda Mondry

    • lundi 9 janvier 2012 à 16h34, par un-e anonyme

      « Les congolais étaient toujours bien là. Toujours à danser et à chanter autours d’un feu de déchets. »

      la révolte finale des esclaves en costards, je connais merci !
      alors là, même pour 30 euros, je prends pas un vol pour Bruxelles.
      Y’en a marre de ce cirque.
      Mais y’a pire :
      la page d’accueil de Fluide G, le « nouveau féminin sexy »



  • vendredi 20 janvier 2012 à 10h15, par Télémax

     × Un historien a démontré il y a quelques années que la censure est plus forte aujourd’hui qu’elle n’était, non seulement au XIXe siècle, mais sous... Louis XV. Où tout était censuré par principe, mais sans que l’Etat ait les moyens de rendre la censure effective et d’empêcher les ouvrages « sulfureux » de circuler sous le manteau ; quand au contraire aujourd’hui tout est permis, mais personne ne s’autorise à franchir la ligne jaune.

     × Charb, directeur de « Charlie-Hebdo », qui conteste la puissance de la censure aujourd’hui, avance l’argument de l’antimilitarisme, qui serait parfaitement libre désormais. Comme si c’était Cabu ou « Charlie-Hebdo » qui avaient mis fin au service militaire. Non, il y a été mis fin pour des raisons budgétaires, et que toutes les caricatures antimilitaristes de Cabu n’empêchent pas la France d’être un des plus gros exportateurs d’armes de destruction massive.

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