ARTICLE11
 
 

vendredi 20 janvier 2012

Vers le papier ?

posté à 13h47, par Ferdinand Cazalis & Lémi
3 commentaires

Alvar, de « Diagonal » : « On garde le même ennemi, mais on l’attaque autrement »

Dans les milieux contestataires madrilènes, Diagonal fait figure de passage obligé. En kiosque tous les 15 jours, le journal, lancé en 2005, affiche une santé financière enviable alors même qu’il n’a rien lâché sur le fond. Le résultat d’une stratégie mature qui interpelle. Modèle ou contre-exemple ? On ne tranchera pas. Mais on laisse la parole à Alvar, l’un des fondateurs.

Il est un peu tristounet, Diagonal – graphisme plutôt fade et maquette banale. Lancé en 2005 à la suite de la plus explosive revue Molotov, le journal a opté pour une forme passe-partout, qui ne dépare pas dans les kiosques. Un habillage propagande, caméléon militant : il s’agit de ne pas effaroucher le lecteur lambda avec des choix graphiques trop tranchés1, tout en conservant un fond radical.

Contrepartie : le journal, qui se veut mature (trop ?), jouit d’une certaine santé financière et d’un lectorat fourni, à faire pâlir d’envie la presse « alternative » française. Une douzaine d’employés pour un journal de 48 pages qui sort en kiosques tous les quinze jours et se vend à 7 500 exemplaires, alors même que sa distribution est surtout focalisée sur Madrid... On est loin des zéros emploi/zéro bénéfice/zéro local d’Article11.

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Après une rapide lecture, la première réaction est plutôt de rejet. Difficile d’être vraiment emballé par cette acceptation des codes journalistiques rédactionnels (articles sans « style » particulier) et graphiques (maquette proche des grands titres mous de la « gauche » institutionnelle, type Publico). Faire un journal alternatif où le plaisir et l’originalité n’affleurent pas ? Pff, autant bosser à Libé ou se faire racheter par Le Nouvel Obs...

Et puis, à rencontrer ceux qui se battent pour le faire vivre, à les entendre décrire ce moment où décision fut prise d’abandonner les codes du « milieu » pour élargir le lectorat sans rien lâcher sur le fond des articles, on se dit – au moins – que la discussion vaut le détour. Et qu’elle ne concerne pas que Diagonal, mais déborde largement sur d’autres constructions collectives, présentes ou à venir, à Madrid comme ailleurs. Une pierre au débat, en somme.

Rencontré dans les locaux du journal, plutôt spacieux et servant de base arrière à de nombreux autres collectifs, Alvar – l’un des fondateurs – revient sur la création du journal et sur sa place dans les luttes actuelles.

***

« Personnellement, je viens du mouvement autonome des années 1980. J’ai notamment participé à la construction d’une structure, Lucha Autonomes, qui était une fédération de collectifs de quartiers. On faisait des campagnes contre l’armée et le service militaire, contre les fascistes, etc. On a aussi lancé un journal qui s’appelait Molotov. Au début c’était un fanzine distribué gratuitement, puis on a essayé de faire quelque chose de plus sérieux, de meilleure tenue. On a tiré jusqu’à 3 500 exemplaires. Mais on ne réussissait pas à élargir davantage notre lectorat, à toucher d’autres personnes que celles déjà impliquées dans le milieu. Il y a eu une période d’autocritique, où l’on se disait qu’il y avait un problème.

De cette autocritique est lentement né le projet Diagonal. Avec un débat collectif qui est parti dans tous les sens. Le premier numéro date de 2004. Dès 2005, on a trouvé notre formule : une parution tous les 15 jours, avec un format classique et 48 pages. Cela correspondait à une période où, après avoir hésité à prendre la voie de l’activisme violent, et quelques tentatives d’actions coup de poing, on s’est rendus compte qu’on n’irait pas très loin ainsi : les flics nous réprimaient et les gens ne nous suivaient pas, parce que la police avait beau jeu d’expliquer que c’était nous le problème, qu’on était antidémocratiques, enfin tout le blabla habituel... Même dans les milieux militants, plus proches des organisations partisanes ou qui pratiquaient la non-violence, on nous traitait de bornés et d’identitaires. Du coup, on a choisi une autre manière de militer, on a fini par évoluer, par faire en sorte que tout ne tourne pas à l’affrontement direct. On garde le même ennemi, mais on l’attaque autrement.

« On a fini par évoluer, par faire en sorte que tout ne tourne pas à l’affrontement direct  »

Aujourd’hui, Diagonal tire à 15 000 exemplaires et a 5 000 abonnés. Cela nous permet d’avoir douze employés, sans subventions. La pub ne nous rapporte pas grand-chose, elle ne concerne évidemment que des initiatives que nous soutenons : ce sont en général des concerts, du maraîchage bio, du commerce équitable, etc. Cet équilibre financier n’a jamais été et ne sera jamais un but en soi. C’est simplement le moyen d’obtenir suffisamment de tranquillité d’esprit pour servir les mouvements sociaux. Le local que nous occupons est partagé : il y a des associations de sans-papiers ou des comités de quartier qui se réunissent, par exemple. Nous organisons des soirées, également, et il y a une radio libre installée dans la cave.

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On reste ancrés dans les conflits qui nous entourent, mais on s’est dit que les informations locales ou les revues d’analyse, les petits journaux épisodiques, tout cela ne suffisait pas. Ce dont on ne peut pas se passer dans une lutte, c’est d’un journal d’actualité, avec une périodicité soutenue : quotidien, hebdo ou mensuel. Pour avoir une continuité dans l’information sur nos combats et aussi pour montrer qu’on a des choses à dire et à faire par rapport à ce qui arrive, localement ou à l’autre bout du monde. Et cela doit se faire sans tourner au pamphlet, sinon c’est vite soûlant. Par exemple, au Pays Basque, des organes de presse comme Egin ou Gara, constamment attaqués ou fermés par le gouvernement, sont des outils qui permettent au mouvement d’émancipation de se renforcer.
Notre travail de contre-information est nécessaire pour opposer un contre-pouvoir à l’avalanche déversée par les grands médias. Surtout que beaucoup de gens sont en demande d’une information indépendante de qualité. Un journal autonome sert à rétro-alimenter les mouvements de lutte. Si les gens qui militent n’ont pas cette autre voix à proposer, le point de vue majoritaire finit par tout avaler sur son passage.

Diagonal est né de tous ces débats, qui ont suscité de fortes tensions. Mais on l’assume : on n’a renoncé à rien ; le contenu est le même, il est toujours décidé en assemblée. Cette approche ne concerne pas uniquement ce qu’on écrit, mais aussi comment on vit et travaille ensemble dans les locaux du journal. On fonctionne par assemblées et par sections. Une fois par mois, on se réunit pour parler des problèmes administratifs et de la façon dont on bosse. Il y a souvent des frictions - le lot commun à chaque fois que des personnes partagent un même lieu toute la semaine. “Toi, tu ne bosses pas assez, toi tu fous la merde, toi t’es crade, toi tu passes trop de temps à militer et pas assez à vider les poubelles ou à écrire ton article, etc.

Ce n’est pas le désir de s’organiser en autogestion ni les rêves de révolution qu’on a oubliés, c’est juste l’idéologie qu’on a rejetée – aussi libertaire soit-elle. On quitte le fantasme, l’imaginaire d’extrême gauche et l’esthétique qui va avec. Il s’est passé la même chose dans certains centres sociaux de Madrid, les plus ouverts2.

« On quitte le fantasme, l’imaginaire d’extrême gauche et l’esthétique qui va avec »

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Pour certains groupes autonomes radicaux, Diagonal est un journal de traîtres. D’autres militants nous reprochent d’être trop ancrés à l’extrême-gauche. Logique. L’idée pour nous est de ne pas revêtir d’identité figée, de costume, tout en persévérant dans une organisation autogestionnaire. Il faut sortir de l’extrême gauche repliée sur elle-même, engoncée dans ses codes. Au début, nous étions tentés par le modèle autonome allemand, mais le résultat n’était pas là : des petits groupes qui n’ont pas peur d’aller au contact avec les flics, mais qui fabriquent par là-même de l’entre-soi et ne savent plus comment en sortir.

Quand on écrit dans Diagonal, on peut être complices avec une lutte, mais on ne peut pas se permettre de “copiner”. On se doit de critiquer les aspects théoriques les plus fragiles, ou les problèmes pratiques que peut poser le fait de s’engager dans une lutte. On évite de prendre trop farouchement parti pour telle ou telle stratégie. Le but reste de parler du mouvement général qui regroupe tous les mouvements, de montrer que toutes les luttes minoritaires forment une proposition d’ensemble pour changer le monde.

On essaie donc de montrer ce qu’ont en commun les luttes diverses. Il ne nous revient pas de dire quelles sont les bonnes ou les mauvaises options dans un combat. On prend parti, mais pas assez pour adhérer totalement à une lutte spécifique. Il arrive que certains groupes nous le reprochent, et nous avons connu des conflits plutôt violents avec des gens qui pensaient qu’on était trop en-dehors et pas assez au service de leur cause. Mais ce n’est pas notre rôle : nous ne sommes pas un tract.

«  On prend parti, mais pas assez pour adhérer totalement à une lutte spécifique  »

Nous nous sommes posé la question des manières de communiquer que pouvaient adopter les groupes qui sont en dehors des partis et tentent l’autogestion. Tout en évitant les saloperies de la communication d’entreprise ou politicienne, il faut accepter qu’un groupe politique réfléchisse à la manière dont il s’exprime, dont il veut faire passer ses messages, ainsi qu’à l’image qu’il donne de lui à ceux qui ne le connaissent pas. La maîtrise du discours, dans le fond et dans la forme, est l’un des outils de la lutte, permettant aux groupes autonomes de se renforcer et de rencontrer d’autres personnes. 

À la rédaction, on dit toujours : “Ce journal est à vous, pour vous, pour ceux qui luttent.” Quand il y a un conflit social, le journal peut servir de tribune ou de porte-voix. On reçoit aussi beaucoup d’infos de ceux qui sont sur le terrain. Mais quand on publie une tribune, on la double d’un article d’analyse, plus didactique, avec plus de recul et parfois de critiques, pour que le discours engagé ne soit pas hermétique ou pamphlétaire. Le but reste de rendre les choses plus accessibles, c’est-à-dire plus accueillantes pour les gens qui découvrent une lutte ou une colère qui ne leur appartient pas directement. Ils peuvent s’y reconnaître, la soutenir et peut-être la rejoindre, pour peu que l’on se donne la peine d’ouvrir un espace de discussion. »

Propos recueillis à Madrid par
Lémi pour Article11
et Ferdinand Cazalis pour la revue Z.

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Rubrique « Vers le papier » / dans les épisodes précédents :

Entretiens avec la « concurrence »
Premier épisode : Le Tigre, à lire ici.
Deuxième épisode : Revue Z, à lire ici.
Troisième épisode : Le Postillon, à lire ici.
Quatrième épisode : CQFD, à lire ici.
Cinquième épisode : Le Jouet Enragé, à lire ici.
Sixième épisode : La Brique, à lire ici.

Septième épisode : Entretien avec Steven Jezo-Vannier : « Les années 1970, âge d’or de la presse parallèle ? », à lire ici.
Huitième épisode : « La « fragile proposition » du Napoli Monitor », à lire ici.

Neuvième épisode : « Entretien avec Maxime Jourdan : La presse sous La Commune ». A lire ici.

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1 L’anti-Article11, quoi...

2 Voir l’article « Madrid : les racines du 15-M », publié dans le numéro 7 d’Article11 (version papier Janvier-Février 2012, disponible en kiosques).


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 20 janvier 2012 à 14h33, par Nom d’une pipe

    il y a, il me semble, des sous-entendus historiques en veux-tu en voilà ...

    Liberty, liberty, liberty



  • C’est toute l’ambiguïté : être lu, ou être lu pour ce qu’on est. Difficile question, difficile de trancher.

    Reste ensuite à juger le fond. Et de ce côté là, il semble que Diagonal est réussi une chose assez rare : ne rien perdre de son fond de combat malgré la forme.

    Alors s’en inspirer ? Ouvrir la voie avec de nouvelles revues « formatées grand public » ? Ou se dire que 7500 numéros dans un pays où la presse se vend bien, et où la cultuer autonomiste (pardon pour le « iste ») est plus forte qu’en France c’est pas non plus « extraordinaire » ou plutôt « pas assez significatif » pour qu’on s’approprit la forme « classique » sans changer le fond pour « gagner »... C’est un vaste débat là aussi.

    Mais l’enthousiasme d’Alvar est communicatif :)



  • je lis Diagonal depuis des années, j’ai abonné des lecteurs. Ce journal a réussi le pari de réunir toute la gauche et les écologistes, les désobéissants, les anars, les squatteurs et les luttes de quartier etc...
    Ces pages photos sont à palir d’envie , au vu de la presse alternative francaise sectaire et qui ne pense qu’une chose : « Mon journal est le meilleur » et ma forme est révolutionnaire. Une presse française incapable de s’unir dans un projet commun pour faire une dizaine de titres qui se répétent, sombrent parfois et parlent de leurs difficultés financières à chaque numéro. Cette presse a cependant ses qualités.
    Moi j’adore leur forme, celle d’un journal classique en prise avec l’ actu et puis un journal que tu peux laisser dans une salle d’attente, qui passe bien.
    Voila. Bonne soirée
    Et bravo Diagonal.

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