ARTICLE11
 
 

vendredi 19 février 2016

Sur le terrain

posté à 20h38, par Lémi & Margo
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Calais by night

À Calais, il y a bien sûr les terribles rigueurs de la jungle et le désarroi de ses habitants, les parades de fachos, les gros titres et les badernes politiques en goguette. Mais il y a aussi ce qui est moins montré : la construction progressive de l’hostilité envers les migrants, la peur sournoise, l’ombre qui s’étend dans la grisaille du quotidien.

« Dans les sables arides de Calais grandit un arbre. [...] Ses racines se nourrissent de sang. Il projette son ombre sur la France entière. » (Georg Kaiser, Les Bourgeois de Calais, 1914)

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« Des putains de lâches ! »

« Je déteste ces connards de migrants ! Vous m’entendez ? Ils peuvent crever ! »

Il est une environ heure du matin à la sortie du Calice, une brasserie du centre de Calais. L’homme d’allure lambda qui crache ces mots teintés d’un rugueux accent local semble sur le point de s’embraser, la haine comme combustible. Sans temps mort, il enchaîne les injures et menaces, rouge et tendu, prêt à en découdre avec les envahisseurs et ceux qui les aident. Dans sa fureur, pourtant, il tient à tracer une absurde ligne de démarcation entre migrants :

« Les Syriens, à la limite, ils ont une excuse : leur pays est en guerre, je comprends qu’ils viennent. Mais les autres, pas question ! Qu’ils dégagent ! Ce sont des réfugiés économiques, ils n’ont aucune raison d’être ici ! Ils sont juste là pour foutre la merde ! »

Des contre-arguments sont avancés, mais sa colère est telle, bouillante et bruyante, qu’ils sont balayés dans un nuage de postillons. Monsieur fonctionne au monologue. D’autant qu’il a un public acquis à sa cause. Autour de lui, soudée, la petite troupe avec laquelle il dînait au Calice, jusqu’à la lie, pour un repas de famille sans doute bien arrosé. Entassés sur le trottoir, la femme, la fille, le fils, les oncles et les tantes hochent la tête en chœur, approuvent ses paroles en roulant des yeux colériques.

« Si la France a été sauvée en 40, c’est parce que les Français ont résisté ! Comme des héros ! Mais ces connards de migrants préfèrent fuir leur pays ! Des putains de lâches ! »

La messe est dite, entre stupidité et fierté nationale fantasmée. Voilà leur camp : la France raciste auto-désignée résistante, celle qui s’offusque bruyamment d’un tag sur la statue de De Gaulle1 avant d’en prendre prétexte pour rejeter toute considération humanitaire – ou simplement humaine.

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Charles et sa zouz, deux jours après la terrible agression / Photos Lémi

Comme beaucoup de Calaisiens abonnés aux « croûtons de pensée2 », Monsieur et sa troupe le clament haut et fort : le point de non-retour étant atteint, ils sont en guerre, totale, civilisationnelle. Et toute prise de position différente les fait disjoncter. Ils ne tardent d’ailleurs pas à inclure dans l’équation haineuse les deux effarés leur faisant face :

« C’est les gens comme vous qui pourrissent la situation en se rendant dans la jungle ! Vous les faites rêver d’un autre avenir ! Pire : vous leur enseignez la violence ! Mais qu’est-ce que vous venez foutre ici ? Ah, si je m’écoutais... »

L’homme serre les poings. Visiblement tenté d’en découdre, il fume presque. Mais finalement, miracle, un brin de raison l’emporte : il finit par décamper en vociférant, sa troupe à sa suite. Et puis non, volte-face : il rebrousse chemin. Pendant que ses congénères font rempart, sa femme hurle des insultes, évoque les multiples viols et agressions qui émaillent son quotidien, avant – pirouette finale – d’enjoindre les visiteurs dans notre genre à aller « vivre dans la Jungle avec les connards de migrants si [on] les aime tant que ça ».

« Moi, je dansais »

Le point de départ de cette flambée de colère ? Dérisoire. Une discussion éthylique au Calice en compagnie d’un certain « Dalida », vieillard taquin heureux de trouver des oreilles curieuses à qui raconter quelques épisodes de sa vie mouvementée.

Démarche de cow-boy maniéré, bouche cul-de-poule, œil égrillard et sourires en rafale, Dalida est la gentillesse même. Du haut de ses 75 ans, il affiche une verve pétulante. Verre de Cointreau à la main, il minaude à gros bouillons, dévide ses souvenirs qu’il entrecoupe de quelques blagues gentiment grasses. Il ressort de ce déballage intime qu’il n’a pas eu la vie facile : grandir dans le Pas-de-Calais des années 1960 alors qu’on est homosexuel et qu’on a tendance à adopter des postures très maniérées n’est pas une sinécure. Mais Dalida a su trouver des compensations, notamment en passant ses week-end dans le Pigalle d’antan, dont il parle avec des fleurs dans la voix – chez Michou, il trouvait le bonheur, se produisant même parfois sur scène. Et quand son récit s’épuise, il se met à chanter les chansons de son idole, celle en l’honneur de qui il s’est rebaptisé.

Dalida, c’est sa muse, son grand amour. C’est elle, explique-t-il, qui lui a donné la force de vivre. Il aime tant la chanteuse qu’il revendique tout connaître de sa vie, le public et l’intime – « Je possède dix livres qui lui sont consacrés, que je relis de temps en temps ». Il raconte même qu’en 1987, quelques jours avant le suicide de l’idole, son sang s’est soudainement glacé : il a su que la mort planait sur elle mais n’a pas osé appeler « Orlando », frère de, pour le prévenir. Il avait peur d’être taxé de dingue3.

Sa disparition lui a causé un immense chagrin, toujours présent. Alors qu’il évoque la fin de celle qui chantait si bien « Bambino », son débit se fait triste, presque larmoyant. Mais plutôt que de barboter dans les larmes, il rebondit, secoue sa torpeur en entonnant l’une des vieilles rengaines de la chanteuse, « Gigi l’Amoroso » : « Nous étions quatre amis, clame-t-il, usant des trémolos de rigueur. Au bal tous les samedis / À jouer, à chanter toute la nuit / Giorgio à la guitare / Sandro à la mandoline / Moi, je dansais en frappant du tambourin. »

Plus cigale à tambourin que fourmi à calculette, lui aussi a consacré son existence à « danser ». Dès son adolescence, il a fait comme son idole, menant une vie débridée, libre dans son genre. Souvent en butte aux préjugés, aussi. Mais il n’en tient rigueur à personne et évacue tout ça d’un grand rire : tant pis pour ce qu’en disent les cons, il s’est bien amusé. « Vous auriez dû me voir, à l’époque... »

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Las, les temps changent. Aujourd’hui, Dalida se sent parfois vieux et seul. Et surtout : il a peur. Lui qui habite une maison pas très éloignée de la Jungle croise souvent des groupes de migrants, en route pour une tentative de passage vers l’Angleterre. Il compatit, dit-il, sait bien que ce sont des pauvres gens condamnés à l’exil pour être nés au mauvais endroit au mauvais moment. Il n’empêche : il les craint. C’est plus fort que lui.

On l’interroge, bien sûr : pourquoi cette peur ? Aurait-il vécu des épisodes traumatisants ? Assisté à des violences ? Les questions le perturbent. Il y répond évasivement. Il a lu des trucs dans les journaux, bredouille-t-il. Il y a des gens qui disent que, murmure-t-il encore. Les viols. Les vols. Les agressions. Ce serait de notoriété publique. Un discours pas très cohérent. D’un coup, Dalida a perdu sa superbe.

Le voilà vieux con.

Mais il reste quand même humain, curieux d’entendre d’autres points de vue. Un nouveau Cointreau en main, il écoute ce qu’on lui raconte de nos quelques après-midis dans la jungle. Les belles rencontres. L’hospitalité tenace et touchante de ceux qui n’ont plus rien. Les terribles récits d’exil. Le long et périlleux voyage depuis l’Afghanistan, la Syrie ou le Soudan. Les violences et les privations. La désolation du cul-de-sac4. L’entraide, malgré tout.

Au fil de la discussion, Dalida semble de plus en plus embarrassé par ses précédentes déclarations, met de l’eau dans son Cointreau. Au fond, avoue-t-il, il ne sait rien de ces gens et de leur sort. Il ne fait que colporter ce qu’on lui dit – comme tout le monde.

À la table voisine, le repas de famille se fait silencieux. Stoppés dans leur élan dînatoire, les adeptes de la Gaule forte écoutent ces intolérables paroles en fulminant. Quel affront ! À l’heure de la clope digestive, sur le trottoir, ils viennent donc mettre leur grain de sel et explosent en fratrie tel que raconté plus haut. Question d’honneur : ils ne laisseront pas Calais se faire envahir, ni par les « connards » ni par les « collabos ». Il faut les comprendre, disent-ils : la colère, ils n’ont plus que ça.

« Là, ça atteint des sommets »

Le discours haineux – eux contre nous – porté par la majorité des édiles locaux et une partie de la population ne prend pas avec tout le monde. Certains Calaisiens conservent une vision mesurée de la situation, pointant d’autres responsables. À l’image de Serge, éboueur rencontré alors qu’il revient du boulot : « Je suis en rogne en voyant que tout se dégrade, admet-il, mais je sais bien que c’est la faute de l’état français et des Anglais qui bloquent tout passage. Reste qu’on ne voit pas le bout du tunnel. » Il parle d’une voix douce, Serge, engoncé dans son gilet jaune de « ripeur ». Fatigué par sa journée de travail, crevassé par le temps, il s’éclipse pourtant en souriant : « Faut bien avoir la joie ! »

Autre voix tempérée, celle d’un chauffeur de bus féru de géopolitique : «  Ce sont les politiques les responsables. Ils font tout pour que la situation pourrisse. Ça ne date pas d’hier. Depuis l’arrivée des premiers Kosovars, Calais fait office de goulot d’étranglement et personne n’a essayé de changer ça. Cela fait un bail qu’ils ont décidé de nous sacrifier.  » Lui n’a rien contre les migrants, bien au contraire. Il pointe juste leur instrumentalisation. Et constate qu’entre fachos et politiques, ils sont de plus en plus nombreux à « souffler sur les braises ».

Des braises xénophobes au goût de déjà-vu, explique pour sa part Hicham, jeune calaisien qui bosse pour Médecins du Monde : « Il y a quinze ans, c’est nous – les arabes – qui étions décrits comme des sauvages. Désormais, les migrants nous ont remplacés. » Le changement pourrait le soulager, mais lui ne le voit pas du tout ainsi : « C’est pesant, cette atmosphère... » Il explique que le racisme anti-migrants n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui : « Il y avait déjà beaucoup de débiles dans cette ville, mais là ça atteint des sommets. J’entends des trucs incroyables. » 

Hicham a été embauché il y a quelques mois. C’est aussi le cas des deux amis qui l’accompagnent, lesquels restent silencieux mais acquiescent à ses propos. Leur job : organiser le ramassage des ordures sur la Jungle. Au fil du temps, ils ont tissé des liens, sont devenus proches de certains migrants. Et ils considèrent les autres sans animosité ni angélisme : ce sont des êtres humains, voilà tout.

À entendre une caissière de supérette des environs de la gare, boulotte tête à claque à chewing-gum sonore qui rit avec sa consœur de la soi-disant odeur pestilentielle d’un migrant faisant quelques emplettes – « Et en plus, ils puent... » –, on se dit que l’ouverture d’esprit revendiquée par Hicham et ses potes n’est pas vraiment dans l’air du temps. Les primates ont la peau dure. Pire : ils ont le vent en poupe.

« Plus qu’un parc d’attraction, un nouveau monde »

Comme ailleurs, la haine à Calais est d’abord fille de misère. Ses industries sont sinistrée depuis un bail, et la ville de 73 000 habitants, qui affiche un taux de chômage d’environ 26 %5, n’en finit plus de couler. Bien avant l’arrivée des migrants kosovars dans les années 1990, cela sentait déjà le roussi pour les activités qui avaient fait la renommée de la ville, notamment la dentelle. Le reste a suivi. Aujourd’hui, c’est le trafic routier, via Eurotunnel et les ferries, qui est menacé : avec l’augmentation des incidents sur l’autoroute, des camions pris d’assaut et des risques d’accident, Calais n’a plus la cote chez les routiers. Lesquels optent de plus en plus pour d’autres ports d’embarquement ou de débarquement. Quant au tourisme, il périclite6. Les Anglais préfèrent désormais acheter leur alcool et leurs clopes plus au Nord, à Dunkerque, Dieppe ou Zeebruges : c’est plus tranquille.

Comment conjurer le marasme ? Les édiles locaux croient avoir trouvé une solution : un gigantesque parc d’attraction. Son nom ? Heroic-Land (sic). L’endroit est censé ouvrir en 2019 au Sud de la ville, à quelques encablures de la Jungle. Mais les politiques du coin se plaisent surtout à convoquer ce fumeux projet pour montrer que le coin « bouge » et qu’il ne se réduit pas à la crise actuelle7. C’est que, même doté d’un budget de plusieurs centaines de millions d’euros et d’un slogan bien mégalo – « Plus qu’un parc d’attraction, un nouveau monde » –, l’idée fleure méchamment le flop retentissant. Et apparaît symbole d’un cul-de-sac violent : occulter la Jungle par une déclinaison de Disneyland co-pilotée par un ancien facho8, c’est assez costaud.

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Quoi qu’il en soit, le nouveau monde se fait attendre à Calais. Le présent, par contre, se teinte de gris, entre dépression et peur du lendemain. Hors les patrouilles de flics et les migrants en route pour une tentative de passage, les rues de Calais ne brillent pas par leur animation. Le soir, tout est fermé, troquets et visages. « C’est pire que jamais, explique un patron de bar. J’ai repris l’affaire il y a deux ans, et je vais devoir la revendre d’ici peu pour retourner à mon ancien boulot : la maintenance informatique. Les gens ne viennent plus. Le seul jour où j’ai repris espoir, c’est quand un gendarme a évoqué l’idée que son escadron prenne ici une partie de ses repas. Imaginez le jackpot : 70 pandores à chaque service ! Mais c’est finalement tombé à l’eau. » Il se fait songeur, grimace : « Voilà à quoi on en est réduit : à compter sur la multitude d’uniformes qui patrouillent ici pour sortir la tête de l’eau... »

Multitude d’uniformes ? L’appréciation est presque sous-estimée, tant la gente policière est omniprésente. Les fourgons de CRS et de gendarmes sont en effet partout, opérant un incessant ballet routier et distillant une ambiance lugubre. Stationnés aux ronds-points et sur les parkings. En goguette toutes sirènes hurlantes. En embuscade derrière des bâtiments. Ou bien disséminés aux abords de la Jungle. La plupart du temps, les uniformes restent cantonnés à l’intérieur de leurs véhicules, penchés sur leurs écrans de smartphone, le visage luisant d’un ennui abyssal. Quand ils sortent, ils vaquent par troupeaux patauds, engoncés dans leurs bottes. Ces dernières sont fréquemment recouvertes de sacs plastique blancs pour ne pas les tacher. Ce serait dommage.

Outre les débordements qu’elle engendre, cette omniprésence a un effet pernicieux. Elle tend en effet à valider la théorie de la guerre en cours, portée par l’extrême-droite et par un nombre croissant d’habitants. En filigrane, ce constat implicite : On ne se sent déjà pas en sécurité, alors imaginez s’ils n’étaient pas là. Les esprits semblent mûrs pour ce que certains réclament déjà à corps et à cris : une intervention de l’armée. Xavier Bertrand, président LR de la région Nord-Pas-de-Calais, déclarait ainsi récemment : « Si on veut sécuriser davantage, je suis persuadé […] qu’il nous faut le renfort de l’armée. »

Les réactions des principaux acteurs économiques du coin renforcent ce tropisme guerrier. Effet forteresse. Quand Eurotunnel décide début 2016 d’inonder les terres attenantes à ses terminaux, c’est bien l’image des douves médiévales qui s’imposent à l’esprit. Idem pour les hautes grilles hérissées de barbelés qui protègent les abords des zones portuaires. Quant au discours de la maire Natacha Bouchart (LR jusqu’au bout des ongles), il s’inscrit dans une rhétorique qu’on aimerait pouvoir déclarer d’un autre âge. « Il faut sortir les parasites de la Jungle », déclarait-elle il y a peu. Une poète.

Il y a pourtant matière à rire (jaune) dans certaines de ses sorties médiatiques, tant Madame l’amère se retrouve inexorablement le cul entre deux chaises, appelant à la fermeté sécuritaire tout en assurant que sa ville est un petit paradis paisible : « Ce qui est dommage, c’est que l’image de Calais est tellement dégradée que les gens ressentent un sentiment d’insécurité alors même qu’il n’y a pas plus d’insécurité dans notre ville qu’ailleurs, pleurnichait-t-elle récemment dans les pages du Monde. Je tiens à répéter que nous menons dans la ville de Calais une vie normale, le jour mais aussi la nuit. On peut y sortir normalement.9 »

« Une vie normale » ? Même avec les terrifiants No Border ?

« Personne ne semble savoir qui ils sont ni d’où ils viennent »

Dépeindre les migrants en détrousseurs des grands chemins ne suffit pas. Pour bien faire monter la mayonnaise médiatique, il faut un ennemi. Un gros méchant faisant office de repoussoir dans le bourbier calaisien. Les No Border sont parfaits pour ça. Puisqu’ils refusent de parler aux médias, on peut les accuser de tout et n’importe quoi. Pratique. Quand Xavier Bertrand explique qu’il faut tout faire pour « mettre hors d’état de nuire les No Border qui ne sont là que pour envenimer les problèmes », il ne prend pas trop de risques. Du billard.

De même pour les journaux locaux, qui en font régulièrement leurs choux gras. Dans son édition du mardi 26 janvier, Nord Littoral titrait en Une : « Les No Borders aident-ils la cause des migrants ?10 » Le dossier de quelques pages consacré au sujet est fascinant tant il ne contient quasiment aucune information concrète. Il est dit que les No Border sont invisibles, indescriptibles, introuvables : « Personne ne semble savoir qui ils sont ni d’où ils viennent. » Les journalistes sont tellement paumés qu’ils en viennent à citer des commentaires anodins postés il y a un bail sur le forum des Anarchistes Révolutionnaires. De l’enquête comme on l’aime.

Il est dit également qu’ils « sont à Calais pour l’affrontement », qu’ils « attisent les tensions dans la Jungle » et que les différentes associations d’aide aux migrants désapprouvent leurs actions. Un discours absurde. Hors le fait que certains associatifs peuvent dans le même temps se revendiquer No Border, l’obsession de cette violence fantasmée en vient à faire passer les concernés pour des amateurs de castagne dépolitisés. « Ce ne sont pas de No Border, ce sont des militants », explique dans La Voix du Nord un avocat tentant de disculper ses clients accusés d’échauffourées. Ah, les No Border ne seraient pas des militants ?

Au fond, on reproche aux No Border de ne pas être uniquement dans l’humanitaire. Qu’ils construisent des lieux d’accueil dans la Jungle et se mobilisent pour aider les migrants, passe encore. Mais qu’ils habillent leurs actions d’un discours politique (vu comme) radical, voilà qui est inacceptable. À propos de la manifestation du 23 janvier (lors de laquelle ils ont été accusés d’avoir aidé des migrants à pénétrer dans la zone portuaire), une associative déclare ainsi dans Nord Littoral : « C’est un acte politique, cela n’aide pas les migrants. » Dont acte : pour aider les migrants, prière d’oublier le politique...

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L’une des constructions des No Border dans la jungle

Comme pour les Zadistes et les Black Blocks, la figure des No Border constitue ainsi un genre de marronnier parfait. Si une manif chauffe un peu, ce sont eux les responsables. Si De Gaulle se retrouve peinturluré, ils sont coupables. Si un facho mono-neuronal sort son fusil, ils l’ont provoqué. Et ainsi de suite. « Les No Border, fomenteurs nécessaires de toutes les grèves », se moque l’excellent blog Passeurs d’hospitalité, pointant la lecture raciste qu’implique un tel mode de pensée : « Comme s’il fallait des Blancs pour les guider. » Car c’est bien connu : s’il se glisse de la politique dans le discours des migrants, c’est forcément que quelqu’un le leur a suggéré. Et s’ils rechignent à s’installer dans le récent camp de containers récemment mis en place par l’État, c’est forcément pour la même raison. Comment pourraient-ils d’eux-même être rebutés par ce bucolique lieu de vie ?

« Avec certaines personnes, l’humanité n’est plus possible »

Il y a quelques années, nombre de migrants étaient encore installés en centre-ville. Ils faisaient davantage partie du décor, de jour comme de nuit. Mais les squats disséminés dans Calais ont été peu à peu détruits, notamment lors d’une grande vague d’expulsions en septembre 201511. Apartheid oblige, les migrants ont été sommés de déménager sur un nouveau terrain, situé à sept kilomètres du centre. À pinces, le trajet prend un peu plus d’une heure. Si bien que désormais, la présence des migrants en ville se cantonne de plus en plus à ces moments où ils sillonnent quelques rues excentrées en direction des points de passage. Quand elles arrivent en ville, ces silhouettes nocturnes déambulant en bande foutent les jetons aux habitants. Loin des yeux, proche des peurs.

Relégués à distance, les migrants ne sont pas pour autant épargnés par les forces de l’ordre. Bien au contraire. Outre les nombreux témoignages sur place, dont cet homme à la mâchoire défoncée et aux multiples hématomes racontant d’une voix triste le déchaînement de violence qu’il a subi lorsqu’un policier l’a surpris planqué dans un camion12, c’est le paysage même qui est contaminé par la fièvre martiale. Les abords de la Jungle affichent les stigmates de la guerre en cours. Au sol, des dizaines de grenades lacrymogènes usées témoignent de l’activité nocturne des flics.

Mais la première chose qui saute aux rétines, c’est cette longue bande de terre désolée et aride, située à l’Est du bidonville. Des bulldozers et des tracteurs terrassent consciencieusement cette zone encombrées de dépouilles Quechua où vivaient encore il y a quelques jours plusieurs centaines de personnes. Pour « sécuriser » la rocade adjacente, celles-ci ont été virées de leurs habitations, avec les commerces, église et espaces collectifs qu’elles y avaient construites. Ce qui aujourd’hui habite la terre concassée, lissée jusqu’à l’extrême, c’est le fantôme d’anciens lieux de vie, De loin en loin, une pelleteuse égarée peaufine le travail. Tabula rasa.

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Il y a quelque chose de profondément obscène dans ce grignotage progressif, et semble-t-il inéluctable, de la Jungle. D’autant qu’avec la destruction des lieux de vie s’accompagne d’un discours pseudo-humanitaire. Son propos : il faudrait empêcher les gens de vivre dans les conditions qui sont celles de la Jungle. Et les forcer à se déplacer vers d’autres zones hexagonales ou bien à rejoindre ce camp de containers récemment érigé par l’État. Il y a 1 500 places à remplir fissa. Que les migrants le veuillent ou non, là n’est pas la question. Qu’ils aient multiplié les lieux de vie et d’entraide communautaire malgré la misère et la boue, non plus. Le container, voilà ce qui leur convient.

Il faut les voir de visu pour bien saisir leur obscénité crue. Pure ferraille ou tôle brute, on ne sait pas trop ; la sensation d’inhumanité qu’ils renvoient est en tout cas palpable. Numérotés, gris comme l’enfer, les containers sont alignés à la va-comme-je-te-parque, exposés à tous les vents. Au sol, du gravier uniforme, qui accentue l’impression d’un désert entrecoupé de carcasses métalliques. Tout autour, des grillages. À l’entrée, un dispositif biométrique permettant de contrôler les allées et venues. Quant aux migrants parqués ici, ils savent désormais que leur statut est moins enviable que celui des marchandises habituellement entreposés dans ces grandes boîtes – les denrées, elles, ont le droit de passer les frontières.

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« Avec certaines personnes, l’humanité n’est plus possible », lâchait récemment, et le plus naturellement du monde, Natacha Bouchart. C’est bien cette vision du monde qui se réalise ici. Le triomphe de l’inhumain via la canalisation radicale de populations « surnuméraires »13, lesquelles se voient dénier toute forme d’autonomie. Comptabilisées, concentrées, humiliées et infantilisées, on les somme pourtant d’applaudir cette « solution » que certains voudraient faire passer pour humanitaire.

Ils sont beaucoup ici à dire qu’ils ne partiront pas. Qu’ils refusent de se laisser entasser dans ces grands rectangles métalliques effrayants – « Tu me vois vivre dans ces cubes ? », rengaine récurrente. Que dans la Jungle il leur reste au moins une part de liberté, même réduite au maximum, une forme de choix. Que leurs petites solutions, échoppes, épiceries, débrouilles informelles, repas collectifs, sont une ultime forme d’ancrage et d’appartenance au monde. Certes, c’est l’enfer, surtout dans le froid piquant de janvier. Mais c’est quand même mieux que le rien qu’on voudrait les voir endosser.

Le désert est déjà là, et ses habitants exténués. Mais rien n’y fait : dans les sables arides de Calais, les bulldozers continuent leur tâche.

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(Pour une approche davantage liée à la Jungle et donnant la parole à ceux qui y vivent, voir le prochain numéro de CQFD – mazette, quel journal ! –, en kiosques dans le courant du mois de mars)

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1 Une semaine après les faits, le « nik la France » (plutôt crétin) apposé sur la statue du Général lors de la manifestation du 23 janvier 2016 restait un sujet très discuté.

2 Expression un temps utilisée par Louis-Ferdinand Céline, celui de Voyage au bout de la nuit, pour désigner cette forme de racisme que partageaient la plupart des expatriés coloniaux. Lui-même ne tardera pas à se gaver de ces « croûtons »...

3 « Je vous dis un truc que je n’ai jamais dit à personne parce que je craignais qu’on me prenne pour un fou , détaille-t-il. Chaque jour précédant sa mort, j’ai eu le même sentiment glaçant. Chaque jour ! Le lundi, le mardi, le mercredi, je me suis dit : elle va mourir, elle est morte. Et le dimanche, elle est morte. C’est ce qu’on appelle la télépathie. »

4 Bien symbolisée par cette phrase d’un migrant afghan : « Après avoir traversé plus de dix pays et vécu l’enfer du voyage, voilà qu’on est bloqués à la dernière étape. Mais on n’abandonnera pas. C’est impossible que ce soit impossible. »

5 Pour les 15-64 ans - données de l’Insee pour l’année 2012.

6 Selon Challenges, la fréquentation de l’Office du tourisme de Calais aurait chuté de 26 % entre l’été 2014 et l’été 2015.

7 Il y a quelques mois, la maire de Calais, Natacha Bouchart, déclarait ainsi à RTL : « La zone du parc n’est pas du tout concernée par l’environnement des migrants. C’est le projet numéro un. Il faut être culotté pour travailler sur un projet de parc d’attraction. Il faut se projeter pour pouvoir impérativement créer de nouveaux emplois. »

8 Le projet est en partie impulsé par un ex-militant du groupuscule d’extrême droite néo-nazi FANE (Fédération d’Action Nationale et Européenne), Yann Trann Long. Disney Reich, le retour... Pour plus de détails sur le parcours du monsieur, voir cet article.

9 In Le Monde, 3 février 2016, « Il faut que l’armée intervienne ». Par ailleurs, Le Parisien du 31 janvier livre ce témoignage d’un policier : « La délinquance reste plutôt stable. En tout cas, si elle augmente, c’est nettement moins que la hausse de 10 % de population que représentent ces 7 000 migrants. »

10 Scoop : la réponse est non.

11 Voir cet article de Squat.net.

12 Ce bon article de Street Press multiplie les exemples de ce type.

13 Expression utilisée par Mike Davis, notamment dans Planète Bidonvilles, Ab Irato, 2005. Quand Hannah Arendt écrivait que « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop » (dans Les origines du totalitarisme), c’est à cette même idée qu’elle renvoyait.


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